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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

enduré quelques minutes (trop de minutes) de peur mortelle en présence de sa rivale armée et furieuse. Il est vrai que ces situations-là ne sont comprises que de ceux qui ont vu la mort de près. Mais songez à son réveil sous le rasoir de l’assaillante, qui lui sciait la gorge. Et elle a entrevu au-dessus d’elle le visage convulsé de Kaïrova. Elle s’est débattue, — et Kaïrova continuait à la martyriser ; certes elle a dû se voir déjà morte. Pensez-vous à ce qu’a pu être cet abominable cauchemar, ce cauchemar d’une femme éveillée, et c’est là le plus horrible ! Et quand on lui a couvert le visage d’un sac ! Ah ! monsieur le défenseur, considérez-vous ces tortures comme des bagatelles ! Elle a dû éprouver ce qu’éprouve un condamné lié sur l’échafaud !

Récemment une marâtre a jeté d’un quatrième étage sa petite belle-fille âgée de 6 ans. L’enfant est retombée sur ses petits pieds, saine et sauve. Mais croyez-vous qu’elle n’ait rien souffert ? Déjà, involontairement, je songe à la plaidoirie de l’avocat chargé de défendre la marâtre. On nous parlera de la situation affreuse d’une jeune femme épousée par contrainte, devenue la proie d’un veuf inhumain. On nous peindra sa vie pauvre, sa vie misérable, toute de labeurs. Elle, la pauvrette, d’âme simple, de cœur pur, aura été en quelque sorte subornée comme une enfant sans expérience. On lui aura vanté les joies du ménage et ces joies auront consisté en linge sale à blanchir, en hideuses besognes de cuisine, en débarbouillages de mioche malpropre ! « Laver cette enfant, messieurs les jurés, y pensez-vous ! Comment voulez-vous qu’elle ne l’ait pas prise en haine ! (Et je parie que l’avocat découvrira chez l’enfant de 6 ans quelques noirceurs exécrables !) Alors, prise de désespoir, dans un moment d’inconsciente folie, la malheureuse marâtre empoigne la petite fille… Ah ! messieurs les jurés, qui de vous n’en eût fait autant ! Lequel d’entre vous n’eût pas flanqué cette enfant par la fenêtre ! » J’exagère, je caricature, soit ! Mais celui qui composera cette plaidoirie dira, croyez-le bien, quelque chose d’approchant. Or, le cas de cette coupable marâtre mériterait une analyse subtile et profonde, qui pourrait justement, peut-être, avoir pour </div