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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

il ne pouvait parler autrement. Et voilà comment des hommes d’une valeur incontestable s’emballent à faux ! Je crois que si les jurés avaient pu s’en tirer autrement qu’en acquittant, ils auraient tenté de protester par leur verdict contre les exagérations de M. Outine, et l’avocat aurait ainsi nui à sa cliente. Dans la presse, on les a loués et on les a blâmés. Moi je crois que les jurés n’ont pu faire différemment. Voici, en effet, ce que nous lisons dans un compte rendu de journal :

À une question posée à la requête de l’accusation :

«… La Kaïrova a-t-elle prémédité l’acte de porter maints coups de rasoir au cou, à la tête et à la poitrine d’Alexandra Welikanova dans le but de la tuer, ce dont Welikanova elle-même, et son mari l’ont empêchée ? »

Les jurés ont répondu : non.

Que pouvait-on répondre à une question ainsi posée ? Et qui voudrait prendre sur sa conscience de répondre affirmativement ? (Il est vrai que nous ne pourrions pas répondre davantage de façon négative. Mais nous ne parlons pas de la réponse des jurés, en tant que jurés.) Il faudrait avoir la science universelle infuse pour répondre oui.

La Kaïrova elle-même pourrait bien être incapable de répondre : « Avait-elle l’intention d’égorger ou de frapper au hasard ? » C’est cela qu’on demande aux jurés, qui doivent le savoir encore bien moins qu’elle. Elle avait acheté le rasoir, soit. Mais savait-elle le résultat de ce qu’elle ferait avec ? J’irai même jusqu’à dire qu’elle a pu ignorer si elle frapperait ou non, pendant cette dernière heure passée sur l’escalier, le rasoir à la main… alors que, sur son lit, étaient couchés son amant et sa rivale. Personne, personne au monde ne peut savoir ce qui s’est agité en elle. Je veux encore aller plus loin, me trouve absurde qui voudra. Je prétends qu’elle a très bien pu ne pas savoir ce qu’elle faisait au moment où elle frappait. Je ne dis pas qu’elle était folle et ignorait qu’elle frappait ; j’admets seulement qu’il est possible qu’elle n’ait eu aucun but défini, la mort de sa rivale ou un autre. Elle pouvait égorger par haine, par fureur, sans penser aux conséquences de ce qu’elle fai-