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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

ses lèvres sont blanches. Elle regarde aussi tous ceux qui sont présents, mais d’un œil plus terne qu’à l’ordinaire.

― Voilà du pain d’épice pour les enfants, avec cette piècette ! reprend la vieille.

Mais elle est forcée de reprendre haleine. Tous ont cessé de parler pendant quelques secondes.

— Qu’y a-t-il donc, grand’mère ?

Le barbier se penche sur elle. Mais la grand’mère ne répond pas. Il y a un nouveau silence de quelques secondes dans la pièce. La vieille est devenue encore plus pâle et c’est comme si son visage avait maigri tout à coup. Ses yeux se voilent ; le sourire se fige sur ses lèvres ; elle regarde droit devant elle, mais on devine qu’elle ne voit plus.

— Faut-il aller chercher le pope ? demande vivement le visiteur.

— Oui, mais n’est-il pas trop tard ? murmure le barbier.

— Grand’mère ! eh ! grand’mère ! appelle la femme effrayée.

La grand’mère demeure immobile ; mais bientôt sa tête se penche d’un côté ; dans sa main droite qui repose sur la table, elle tient encore la pièce ; sa main gauche est restée sur l’épaule de l’arrière-petit-fils Michka, âgé de six ans. Il est debout, ne bouge plus et contemple l’aïeule avec des yeux étonnés.

― Elle est morte ! prononce tout bas le barbier en faisant le signe de la croix.

— Ah ! j’ai vu qu’elle se penchait tout d’un côté ! fait le visiteur d’une voix très émue et entrecoupée.

Il en est tout saisi et regarde les assistants.

— Ah ! mon Dieu ! qu’allons-nous faire, Makaritch ?

― Cent quatre petites années, ah ! dit le visiteur en piétinant sur place, de plus en plus attendri.

― Oui, les dernières années elle perdait un peu la tête, observe tristement le barbier. Mais il faut que j’aille prévenir, et il met sa casquette et cherche son pardessus.

Il n’y a qu’un moment elle riait, elle était gaie. Elle a encore sa piécette dans la main pour « acheter le pain d’épice » ! Quelle vie que la nôtre !…

― Eh bien ! Allons, Piotr Stepanitch, interrompt le barbier. Ils sortent.