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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

gare n’a jamais cru dépasser la limite de ses attributions.

Tous ces exemples, tous ces enseignements parviennent jusqu’au peuple ; il en tire des conclusions d’une logique un peu brutale, mais naturelle.

Il y a quelque temps, je reprochais à M. Souvorine sa conduite envers M. Goloubiov. Je trouvais que l’on n’avait pas le droit de couvrir ainsi un homme d’infamie, un homme innocent, surtout, rien qu’en reconstituant plus ou moins habilement une série d’états d’âme par lesquels aurait pu passer celui qu’on incriminait. À présent, j’ai changé d’avis. Que m’importe que M. Goloubiov ne soit pas coupable ? Mettons qu’il soit pur comme une larme. Dans ce cas-là, c’est Vorobiov qui est le coupable. Qui est-ce Vorobiov ? Je l’ignore absolument ; je suis même tenté de croire qu’il n’existe pas ; mais c’est ce même Vorobiov qui sévit partout, sur toutes les lignes de chemin de fer, qui impose des taxes arbitraires, qui chasse les voyageurs de leurs wagons, qui est cause des accidents, des catastrophes, qui laisse, des mois entiers, les marchandises pourrir dans les stations… il est l’insaisissable coupable, celui qu’on ne convaincra jamais de sa culpabilité. Vorobiov est pour moi un symbole, le symbole de l’être corrupteur…

Je le répète, le matérialisme et le scepticisme sont dans l’air. Voici que l’on commence à adorer le gain illicite, l’argent que l’on n’a pas gagné, le plaisir obtenu sans travail. La fraude est à l’ordre du jour, l’assassinat aussi. On tue pour voler un rouble.

Il y a deux ou trois semaines, à Pétersbourg, un jeune cocher, pas encore majeur, conduisait de nuit un vieillard et une vielle femme. Quand il s’aperçut que le vieillard était ivre, au point de ne plus savoir ce qui se passait auprès de lui, il tira son canif et se mit à égorger la vieille. On le surprit dans cette occupation. Ses aveux furent immédiats :

« Je ne sais pas comment c’est arrivé. Le canif s’est trouvé tout à coup dans sa main. »

Parbleu ! Non, il ne le savait pas ! Il était pris comme tant d’autres du prurit de la corruption contemporaine.