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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Et alors, tout à coup un miracle va convertir ce peuple sceptique, par force ! Il va croire à la légitimité du pouvoir de Henri V, qui sera ainsi débarrassé du souci qui perdit Napoléon III. Toutes les difficultés seront tranchées : le roi, voyant la foi que son peuple aura mise en lui, ne saura s’empêcher de croire en son peuple ; ne craignant plus d’intrigues et de complots devenus impossibles, il donnera toutes les libertés à ses sujets : liberté de la presse, liberté de réunion, liberté dans l’administration et tant d’autres ; il pourra même faire quelques essais de communisme si cela ne nuit pas à tout et à tous.

Mais une telle entente ne se verra qu’en rêve.

Nous ne voulons pas répéter les opinions du Daily News, du Times, de Thiers ou de Tocqueville, qui, dans un discours récent, proclamait que la France est par excellence un pays démocratique, où une monarchie absolue ne serait plus supportée. L’esprit démocratique de la France a été, pendant tout un siècle, le sujet d’interminables controverses et la question est loin d’être résolue. Nous nous bornerons à constater qu’il existe en ce pays une forte prévention contre l’ancien régime, qu’il y a près de cent ans que la monarchie absolue y a été détruite et que six ou sept générations de Français ont grandi émancipées. Je ne parle même pas du peuple, de la populace, qui ne sait ce que tout cela veut dire et qui, assurément, ne voit pas aujourd’hui la nécessité d’aller jurer fidélité au comte de Chambord, parsemer de fleurs le chemin qu’il suivra le jour de son entrée dans Paris, baiser les sabots de son cheval blanc !

Le comte de Chambord a déclaré qu’il n’est pas le roi d’un parti, qu’il veut être le roi de tous. Mais c’est encore en cela que je trouve son rêve fantastique.

« Sans le consentement universel des Français à la monarchie traditionnelle, les Français ne peuvent être heureux », disent les légitimistes. Soit, mais comment obtenir ce consentement universel, comment surtout sauter par-dessus cent ans d’émancipation ? Tout cela n’est qu’un rêve. Le comte de Chambord, qui croit sérieusement que tous les Français le réclament, nous fait l’effet d’un doux aliéné.

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