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d’une soudaine mélancolie qui contrastait avec l’allure de la conversation précédente.

Il leva les yeux, regarda tous les assistants d’un air rêveur, sourit et prit sa casquette. Il était trop calme, comparativement à l’attitude qu’il avait tantôt en entrant, et il se rendait compte de cela. Tous se levèrent.

Porphyre Pétrovitch revint encore à la charge.

— Allons, vous m’injurierez ou non, vous vous fâcherez ou vous ne vous fâcherez pas, mais c’est plus fort que moi, il faut que je vous adresse encore une petite question… Vraiment, je suis confus d’abuser ainsi… Pendant que j’y pense, et pour ne pas l’oublier, je voudrais vous faire part d’une petite idée qui m’est venue…

— Bien, dites votre petite idée, répondit Raskolnikoff debout, pâle et sérieux, en face du juge d’instruction.

— Voici… vraiment, je ne sais comment m’exprimer… c’est une idée fort bizarre… psychologique… En composant votre article, il est infiniment probable, hé ! hé ! que vous vous considériez vous-même comme un de ces hommes « extraordinaires » dont vous parliez… Voyons, n’est-ce pas vrai ?

— C’est fort possible, répondit dédaigneusement Raskolnikoff. Razoumikhine fit un mouvement.

— S’il en est ainsi, ne seriez-vous pas décidé vous-même, — soit pour triompher d’embarras matériels, soit pour faire progresser l’humanité, — ne seriez-vous pas décidé à franchir l’obstacle ?… Par exemple, à tuer et à voler ?…

En même temps, il clignait de l’œil gauche et riait silencieusement, tout à fait comme tantôt.

— Si j’étais décidé à cela, sans doute je ne vous le dirais pas, répliqua Raskolnikoff avec un accent de défi hautain.

— Ma question n’avait qu’un but de curiosité littéraire ; je vous l’ai faite à seule fin de mieux pénétrer le sens de votre article…