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— C’est une gargote qu’il y a là-haut ?

— C’est un traktir, avec un billard ; on y trouve même des princesses… c’est très-bien fréquenté !

Raskolnikoff gagna un autre angle de la place ou stationnait une foule compacte, exclusivement composée de moujiks. Il se glissa au plus épais du rassemblement, jetant un coup d’œil sur chacun et désireux d’adresser la parole à tout le monde. Mais les paysans ne faisaient pas attention à lui, et, répartis en petits groupes, causaient bruyamment de leurs affaires. Après un moment de réflexion, il quitta le Marché-au-Foin et s’engagea dans le péréoulok…

Souvent déjà il avait suivi cette petite rue qui fait un coude et conduit de la place à la Sadovaïa. Depuis quelque temps il aimait à aller flâner dans tous ces endroits-là, quand il commençait à s’ennuyer, « afin de s’ennuyer encore plus ». Maintenant il s’y rendait sans aucun dessein. Là se trouve une grande maison dont tout le rez-de-chaussée est occupé par des débits de boisson et des gargotes ; de ces établissements sortaient à chaque minute des femmes en cheveux et très-négligemment vêtues. Elles se groupaient sur deux ou trois points du trottoir, surtout près des escaliers qui donnent accès à divers sous-sols mal famés. Dans l’un de ceux-ci régnait en ce moment un joyeux vacarme : on chantait, on jouait de la guitare, le bruit s’entendait d’un bout de la rue à l’autre. Le plus grand nombre des femmes était réuni à l’entrée de ce bouge ; les unes étaient assises sur les marches, les autres sur le trottoir, d’autres enfin étaient debout et causaient. Un soldat ivre, la cigarette à la bouche, battait le pavé en proférant des imprécations : on aurait dit qu’il avait envie d’entrer quelque part, mais qu’il ne se rappelait plus où. Deux individus déguenillés échangeaient des injures. Un homme ivre-mort était couché tout de son long en travers de la rue. Raskolnikoff s’arrêta près du principal groupe de femmes. Elles causaient avec des voix fortes ; toutes