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nal allemand, nous ajouterons un titre ronflant qui prendra une demi-page, et nous vendrons cela cinquante kopecks. Ce sera un succès ! Ma traduction m’est payée à raison de six roubles par feuille, ce qui fait pour le tout quinze roubles, et j’en ai touché six d’avance.

Allons, veux-tu traduire la seconde feuille ? Si oui, emporte le texte, prends des plumes, du papier, — tout cela est aux frais de l’État, — et permets-moi de t’offrir trois roubles : comme j’ai moi-même reçu six roubles d’arrhes pour la première et la seconde feuille, c’est trois roubles qui te reviennent, et tu en auras encore autant à toucher quand ta traduction sera finie. Surtout ne va pas te figurer que tu m’as quelque obligation pour cela. Au contraire, dès que tu es entré, j’ai pensé tout de suite à t’utiliser. D’abord je ne suis pas fort sur l’orthographe, et, en second lieu, j’ai une connaissance pitoyable de l’allemand, en sorte que le plus souvent j’invente au lieu de traduire. Je me console par la pensée que j’ajoute ainsi des beautés au texte, mais, qui sait ? je me fais peut-être illusion. Eh bien, c’est dit, tu acceptes ?

Raskolnikoff prit en silence les feuillets de la brochure allemande ainsi que les trois roubles ; puis il sortit sans proférer une parole. Razoumikhine le suivit d’un regard étonné. Mais, arrivé au premier coin de rue, Raskolnikoff revint brusquement sur ses pas et remonta chez son ami. Il déposa sur la table les pages de la brochure et les trois roubles ; après quoi, il sortit de nouveau sans dire un mot.

— Mais c’est de l’aliénation mentale ! vociféra Razoumikhine à la fin pris de colère. — Quelle comédie joues-tu là ? Même moi, tu me fais sortir de mon calme… Pourquoi donc es-tu venu alors, diable ?

— Je n’ai pas besoin… de traductions… murmura Raskolnikoff, déjà en train de descendre l’escalier.

— Alors de quoi, diable ! as-tu besoin ? lui cria sur le palier Razoumikhine.