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la Bruyère, Montesquieu, Buffon et Voltaire, représentent si bien la meilleure élocution, que l’usage de notre langue devient universel et qu’il semble permis depuis ce temps à nos écrivains d’ignorer tous les autres idiomes, tandis qu’on ne permet à nul étranger d’ignorer la langue française.

Nous voici arrivés à la sixième époque, qu’on est forcé de considérer comme la première du néofrançais. La révolution n’est plus renfermée, comme au quinzième et au seizième siècle, dans les livres vantés de quelques gens d’esprit : c’est dans la parole de tous, c’est dans les formes de la composition littéraire qu’elle s’est décidément accomplie. On parle, on écrit partout la langue nouvelle, et, chose singulière, plus les Beauzée et les Restaut ont de successeurs, et plus le véritable style s’émousse et se charge d’éléments impurs. Poésies, journaux et romans, livres d’istoire et de théâtre, tout conspire à l’envi contre les anciennes traditions littéraires. Mais parmi les causes les plus directes de la dégradation du langage, il faut mettre au premier rang les journaux et les romans. Si depuis quelques années, la presse quotidienne a beaucoup perdu de son influence, le roman exerce sur le style, sur l’élocution commune, une action de plus en plus funeste, et surtout aujourd’hui que, mettant en oubli la dignité de l’art, il s’est fait marchandise et se vend au détail.


Mais il est temps de résumer en quelques lignes tout ce qu’on vient de lire. L’histoire de la langue française forme six époques : dans la première, elle est parlée, chantée, sans être écrite ; dans la deuxième, elle est parlée, chantée, écrite ; dans la troisième, la syntaxe est modifiée ; dans la quatrième, elle est soumise à la ponctuation, à l'accentuation, à l'orthographe ; dans la cinquième, elle est formée ; dans la sixième, elle est négligée et presque abandonnée.

Toutefois les bonnes traditions du langage sont encore placées sous la protection de l’Académie française, et en dehors des académies on trouve un certain nombre d’écrivains qui se plaisent à prolonger les derniers échos de la bonne élocution, parce qu’ils se font une loi de lire les anciens et d’écouter avec distraction les contemporains. Bien que leur courageuse résistance soit déjà, pour ainsi dire, œuvre d’antiquaire, et que leurs efforts pour ranimer une chose morte ne semblent pas devoir être couronnés de succès, tous les esprits délicats lisent leurs ouvrages avec un plaisir particulier, mais sans remonter le plus souvent à la cause de l’agrément qu’on y trouve, et c’est d’ailleurs le meilleur moyen de protester contre la corruption de la langue française.

Paulin PARIS.


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