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DISCOURS PRÉLIMINAIRE

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Il n’est pas aisé de saisir la langue française dans son origine, dans ses transformations, dans les nombreux incidents de son histoire. Aussi, malgré l’attrait que présentent les recherches philologiques, ne l’a-t-on jamais étudiée d’une manière absolue, générale. Ce n’est pas que nous manquions de bons vocabulaires et de grammairiens recommandables ; il y aurait de l’ingratitude à contester le rare mérite du Dictionnaire français-latin de Robert Estienne, dont on a plus tard reporté l’honneur sur les éditions faiblement augmentées de Jean Nicot ; Richelet et Furetière ont aussi fait preuve d’une savante et laborieuse sagacité[1] ; les arrêts portés par les Vaugelas, les Ménage et les Bouhours sur le bon et le mauvais emploi d’un petit nombre de locutions ont le double avantage d’être excellement écrits et solidement pensés ; enfin, de notre temps, on ne doit guère accorder moins d’autorité aux observations grammaticales de MM, Feydel, Legoarant et Francis Wey. Mais tous ces habiles critiques estiment la valeur des mots à la mesure de leur goût, ou du moins ils se contentent d’invoquer, à l’appui de leur jugement, des exemples récents et pour ainsi dire immédiats. Si l’on excepte le livre publié sur les Variations du langage français et la polémique dont ce livre est devenu l’occasion, nos linguistes ont toujours pensé que, pour décider de la bonne acception des mots, il était parfaitement inutile de remonter aux sources de la langue. A peine si, dans leurs décisions, ils reconnaissent l’influence des révolutions sociales, et s’ils veulent bien constater ce que les terrains précédemment parcourus ont apporté d’éléments nouveaux et de nuances inattendues dans les flots qui coulent devant nos yeux. D’après eux, l’histoire de notre langue commencerait au règne de François Ier et l’on ne doit s’attendre à trouver au delà qu’un idiome informe, tour à tour nourri des miettes quémandées à l’Allemagne, à l’Espagne, à l’Italie. Voltaire n’a-t-il pas cru découvrir que nous baragouinions un jargon, enfant démi-formé des Goths et des Normands ? Aujourd’hui nous connaissons mieux, sans doute, et nous apprécions plus justement les productions de notre Vieille littérature ; nous convenons volontiers que longtemps avant Malherbe nous avions de fort bons poètes, et longtemps avant Villon des romanciers assez habiles ; mais nous manquions d’un travail approfondi sur l’origine des mots consacrés, sur la date de leur introduction, sur leurs acceptions diverses, sur l’idée qu’ils rappelaient autrefois et sur l’idée qu’ils expriment aujourd’hui. C’est un livre de cette nature que le respectable et savant M. Dochez avait entrepris dans sa laborieuse retraite et que nous présentons aujourd’hui au public.

Afin de conserver à ce livre le caractère de précision et de net-


teté qui doit appartenir à tout ce qu’on écrit et ce qu’on dit dans notre pays, il semble à propos de ne pas commencer l’histoire des mots français au delà de leur origine immédiate. Dieu venant du latin Deus, il ne faut pas s’embarrasser l’esprit d’autres recherches pour découvrir si les Latins le recurent des Grecs, et ceux-ci des Hébreux, des Indiens et des Égyptiens. Depuis la grande épreuve philosophique du dix-huitième siècle, on se défie de tous les efforts entrepris pour arriver à l’origine des choses ; et c’est principalement quand on veut suivre la piste des mots jusqu’à leurs premières émanations qu’on est menacé de heurter contre la tour de Babel. Gardons-nous donc bien d’embrasser l’histoire générale de la parole humaine dans un ouvrage qui doit être consacré particulièrement à l’histoire de la langue française ; pour la vie la plus studieuse, la dernière tâche est encore assez longue.

Cette langue est née de l’élocution latine, tout le monde en convient. Une accentuation différente, fondée sur les habitudes d’un idiome antérieur, produisit, à une époque assez rapprochée de la conquête romaine, le dialecte italien, le dialecte» espagnol, le dialecte gallo-franc ou français. Dante, vers les premières années du quatorzième siècle, distinguait ces trois dialectes en langue de si, langue d’oc et langue d’oui (ou d’oil). Ces monosyllabes représentent en effet trois mots latins dont l’acception est parfaitement identique : si est la prononciation moderne de la particule sic ; ou celle d’illud ; oc celle de hoc. Et par cet exemple, décisif, puisqu’il exprima toujours la séparation des trois dialectes romans, on voit déjà qu’ils sont unis en même temps par un lien fraternel et qu’ils dérivent tous les trois directement de la langue latine, leur mère légitime.

Pour arriver à comprendre l’avénement de ces langues néo-latines, il faut admettre que le peuple romain dans le forum, et à plus forte raison les populations provinciales, ne respectaient pas toutes les règles de la syntaxe enseignée par les rhéteurs et justifiée par les écrits des Cicéron, des Salluste et des Virgile. En quoi différait, dans les beaux âges de la latinité, la langue parlée de la langue écrite ou pompeusement déclamée ? voilà ce qu’on ne saurait évaluer aujourd’hui. Seulement, d’après quelques inscriptions tracées par des citoyens assez. mauvais élèves des grammairiens d’Athènes et de Marseille, les unes antérieures à l’ère impériale, les autres contemporaines des Dèce et des Dioclétien, on peut, dès ces temps-là, constater l’usage commun de substituer aux chutes ou changements accidentels de désinence dans les noms et dans les verbes, un plus fréquent emploi des prépositions et des prénoms. Ces prépositions, ces prénoms, appartenaient moins peut-être à la pure élocution que les désinences accidentelles ; mais on en préférait l’usage dans le discours tempéré, pour suppléer à la mollesse qu’on mettait à prononcer les désinences ailleurs que dans les vers, les harangues pompeuses.

Et cette pente, une fois tracée, devint chaque jour plus sensible, jusqu’à ce qu’enfin les langues néo-latines sortirent tout armées, qu’on me passe cette expression ambitieuse, du front de Jupiter Capitolin. Les légions romaines les apportèrent aux Toscans, aux Gaulois, aux Espagnols ; ceux-ci les adoptèrent comme une sorte de consécration de toutes les idées que l’influence romaine faisait pénétrer dans leur intelligence. Mais ils gardèrent quelques expressions qui leur étaient chères ou qui répondaient mieux à ce qu’ils voulaient faire entendre. Et, d’un autre côté, l’accent propre aux soldats ou colons romains se trouva modifié dans leur bouche, même en dépit de leurs efforts, et comme on vient de le dire,

  1. 1 Furetière doit être mis au premier rang des auteurs malheureux. Il fut exclu de l’Académie pour le seul crime d’avoir voulu gagner de vitesse ses confrères en composant un immense dictionnaire. Son livre, proscrit en France, fut péniblement imprimé en Hollande ; Furetière ne le vit pas paraître, un trop juste ressentiment ayant beaucoup, abrégé ses jours. Le réfugié Basnage en a donné une seconde édition qu’on doit rechercher ; puis l’ouvrage reparut sous les auspices d’une compagnie religieuse longtemps accueillie par la faveur publique. La première édition du Dictionnaire dit de Trévoux est donc la troisième du Dictionnaire de Furetière, qui eut ainsi l’influence la plus décisive sur l’étude de la langue française. L’exil, la pauvreté, les humiliations de tout genre furent la seule récompense de tant de veilles. N’est-il pas vrai qu’aujourd’hui le plus beau sujet de prix serait un discours sur la vie et les ouvrages de Furetière ?