Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/353

Cette page n’a pas encore été corrigée

et les abeilles bourdonnent, et celle mosquée en ruine, d’un aspect si lugubre cette nuit, se pare en ce moment, de la beauté d’une merveilleuse campagne, que l’on aperçoit a travers les brèches des murailles éboulées. Marcel est debout depuis longtemps ; à mon tour je me lève et je me trouve bientôt sur les limites d’un beau village : là où je n’ai vu avec les ténèbres que lande sauvage, je n’aperçois aux rayons du soleil que terres riches et fertiles.

La caravane, campée à trois cents mètres de notre gîte, s’étend au loin dans la plaine. Nulle part je n’ai vu, depuis mon entrée en Perse, une aussi nombreuse agglomération de chevaux et de marchandises : le convoi de pèlerins en compagnie duquel nous avons voyagé entre Tauris et Téhéran ne saurait en donner une idée. Sur une longueur de près d’un kilomètre s’entassent, à partir du village, des caisses d’opium et de tabac, d’énormes ballots enveloppés de kilims (étoffes de poil de chèvre), des rouleaux de tapis, des bois et des toiles de tente, en un mot toutes les marchandises destinées à l’exportation et amoncelées pendant quatre mois dans les caravansérails d’ïspalian. Des femmes, assises au pied de ces montagnes de colis, cherchent à s’abriter des regards indiscrets sous d’épaisses couvertures, tandis que les hommes attisent des feux tout autour du campement et préparent le pilau journalier ; une soixantaine de tcharvadars dispersés au milieu des mulets étrillent les uns avec des instruments dont le moindre inconvénient est de faire un bruit de crécelle fort désagréable, et conduisent les autres vers les kanots, où ils pourront se désaltérer. L’importance exceptionnelle de ce convoi s’explique aisément : depuis le commencement de l’été, les chevaux et les mulets ayant été réquisitionnés pour le transport du campement du chahzaddè, la marche de toutes les caravanes a été interrompue entre Ispalian et Cliiraz.

Je suis tout occupée à considérer cette scène pleine d’animation, quand Marcel me rejoint accompagné du tcharvadar bachy.

«  Sais-tu où nous sommes ? me dit-il en riant. A Tspahanec, à ce village qu’on nous a montré du haut du takhtè Soleïman ! Nous avons marché près de cinq heures pour faire quelques kilomètres et atteindre, au bout de l’étape, cette délicieuse auberge ! Si nous continuons à aller de ce train, nous mettrons autant de temps à gagner Cliiraz que les Hébreux à conquérir la Terre Promise. »

Rien ne me fait enrager comme l’humeur guillerette de mon mari quand il nous arrive une fâcheuse aventure.

«  Si votre intention est de nous garder en dépôt pendant quelques jours, je vous avertis que je m’en retourne à Djoulfa, dis-je, rouge de colère, au chef de la caravane.

— Pourquoi vous fâchez-vous, Excellence ? Vous êtes injuste. La plupart de vos compagnons de route attendent ici depuis trois jours le moment du départ, et pourtant ils ne se plaignent pas. Je ne puis réunir en vingt-quatre heures une caravane de plus de deux cents personnes et de quatre cents mulets. Nous sommes obligés d’assigner un rendez-vous général, où l’on apporte toutes les marchandises et où se réunissent les voyageurs a mesure qu’ils sont prêts. Dans ces conditions il est impossible de camper au près d’un caravansérail. Je n’ai pu, la nuit dernière, faire encore arriver toutes les charges, mais ce soir, sans faute, la gaféla (nom donné à une caravane par les muletiers) se mettra en marche. D’ailleurs je suis décidé il ne pas attendre plus longtemps les retardataires ; tous les voyageurs s’éparpillent sur la route d’fspahan : celui-ci va chercher son kalyan. oublié, l’autre embrasser une dernière fois sa femme et ses enfants, un troisième voit grande nécessité à acheter un citai (sou) de sel ou de poivre ; quoi qu’il arrive, je partirai cette nuit. Cependant, si vous ne vous plaisez pas dans la masdjed, gagnez le caravansérail d’Ali lvhan, bâti sur la route de Cliiraz, je vous ferai prévenir une heure avant le passage de la caravane, et vous vous joindrez à nous. »

Enchantée des promesses du tcharvadar bachy, satisfaite de nous assurer pour cette nuit