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est tyran ; il menace, il commande, il s’emporte ; il est esclave, il obéit ; il s’apaise, il se désole, il se plaint, il rit ; jamais hors de ton, de mesure, du sens des paroles ni du caractère de l’air. Tous les pousse-bois avaient quitté leurs échiquiers et s’étaient rassemblés autour de lui ; les fenêtres du café étaient occupées en dehors par les passants qui s’étaient arrêtés au bruit. On faisait des éclats de rire à entr’ouvrir le plafond. Lui n’apercevait rien ; il continuait, saisi d’une aliénation d’esprit, d’un enthousiasme si voisin de la folie, qu’il est incertain qu’il en revienne et s’il ne faudra pas le jeter dans un fiacre et le mener droit aux Petites-Maisons. En chantant un lambeau des Lamentations de Jomelli, il répétait avec une précision, une vérité et une chaleur incroyables les plus beaux endroits de chaque morceau : ce beau récitatif obligé où le prophète peint la désolation de Jérusalem, il l’arrosa d’un torrent de larmes qui en arrachèrent de tous les yeux. Tout y était, et la délicatesse du chant, et la force de l’expression, et la douleur. Il insistait sur les endroits où le musicien s’était particulièrement montré un grand maître. S’il quittait la partie du chant, c’était pour prendre celle des instruments, qu’il laissait