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heur dont leur nature les rend susceptibles, & qu’ils ne peuvent aspirer à un rang plus élevé, qu’au détriment des êtres supérieurs qui l’occupent. En effet, il faut que ceux-ci quittent leur place avant qu’un autre puisse y monter ; or il paroît incompatible avec la nature de Dieu de dégrader un être supérieur, tant qu’il n’a rien fait qui le mérite. Mais si un être supérieur choisit librement des choses qui le rendent digne d’être dégradé, Dieu sembleroit être injuste vers ceux d’un ordre inférieur, qui par un bon usage de leur liberté sont propres à un état plus élevé, s’il leur refusoit le libre usage de leur choix.

C’est ici que la sagesse & la bonté divine semblent s’être déployées de la maniere la plus glorieuse ; l’arrangement des choses paroît l’effet de la plus profonde prudence. Par-là Dieu a montré la plus complette équité envers ses créatures ; de sorte qu’il n’y a personne qui soit en droit de se récrier, ou de se glorifier de son partage. Celui qui est dans une situation moins avantageuse, n’a aucun sujet de se plaindre, puisqu’il est doué de facultés dont il a le pouvoir de se servir d’une maniere propre à s’en procurer une meilleure ; & il est obligé d’avouer que c’est sa propre faute s’il en demeure privé : d’un autre côté, celui qui est dans un rang supérieur doit apprendre à craindre, de peur qu’il n’en déchée par un usage illégitime de ses facultés. Ainsi le plus élevé a un sujet de terreur qui peut en quelque façon diminuer sa félicité, & celui qui occupe un rang inférieur peut augmenter la sienne ; par-là ils approchent de plus près de l’égalité, & ils ont en même-tems un puissant aiguillon qui les excite à faire un usage avantageux de leurs facultés. Ce conflit contribue au bien de l’univers, & y contribue infiniment plus que si toutes choses étoient fixées par un destin nécessaire.

13°. Si tout ce qu’on vient d’établir est vrai, il est évident que toutes sortes de maux, le mal d’imperfection, le mal naturel ou physique, & le mal moral, peuvent avoir lieu dans un monde créé par un être infiniment sage, bon & puissant, & qu’on peut rendre raison de leur origine, sans avoir recours à un mauvais principe.

14°. Il est évident que nous sommes attachés à cette terre ; que nous y sommes confinés comme dans une prison, & que nos connoissances ne s’étendent pas au-delà des idées qui nous viennent par les sens ; mais puisque tout l’assemblage des élémens n’est qu’un point par rapport à l’univers entier, est-il surprenant que nous nous trompions, lorsque sur la vue de cette petite partie, nous jugeons, ou pour mieux dire, nous formons des conjectures touchant la beauté, l’ordre & la bonté du tout ? Notre terre est peut être la basse-fosse de l’univers, un hôpital de foux, ou une maison de correction pour des malfaiteurs ; & néanmoins telle qu’elle est, il y a plus de bien naturel & moral que de mal.

Voilà, dit M. Law, jusqu’où la question de l’origine du mal est traitée dans l’ouvrage de l’auteur, parce que tout ce qu’on vient de dire, ou y est contenu en termes exprès, ou peut être déduit facilement des principes qui y sont établis. Ajoutons-y un beau morceau inséré dans les notes de la traduction de M. Law, sur ce qu’on prétend que le mal moral l’emporte dans le monde sur le bien.

M. King déclare qu’il est d’un sentiment différent.

Il est fermement persuadé qu’il y a plus de bien moral dans le monde, & même sur la terre, que de mal. Il convient qu’il peut y avoir plus d’hommes méchans que de bons, parce qu’une seule mauvaise action suffit pour qualifier un homme de méchant. Mais d’un autre côté, ceux qu’on appelle méchans font souvent dans leur vie dix bonnes actions pour une mauvaise. M. King ne connoît point l’auteur de

l’objection, & il ignore à qui il a à faire ; mais il déclare que parmi ceux qu’il connoît, il croit qu’il y en a des centaines qui sont disposés à lui faire du bien, pour un seul qui voudroit lui faire du mal, & qu’il a reçu mille bons offices pour un mauvais.

Il n’a jamais pu adopter la doctrine de Hobbes, que tous les hommes sont des ours, des loups, & des tigres ennemis les uns des autres ; ensorte qu’ils sont tous naturellement faux & perfides, & que tout le bien qu’ils font provient uniquement de la crainte ; mais si l’on examinoit les hommes un par un, peut-être n’en trouveroit-on pas deux entre mille, calqués sur le portrait de loups & de tigres. Ceux-là même qui avancent un tel paradoxe ne se conduisent pas sur ce pié-là envers ceux avec qui ils sont en relation. S’ils le faisoient, peu de gens voudroient les avouer. Cela vient, direz-vous, de la coutume & de l’éducation : eh bien, supposons que cela soit, il faut que le genre humain n’ait pas tellement dégénéré, que la plus grande partie des hommes n’exerce encore la bienfaisance ; & la vertu n’est pas tellement bannie, qu’elle ne soit appuyée par un consentement général & par les suffrages du public.

Effectivement on trouve peu d’hommes, à moins qu’ils ne soient provoqués par des passions violentes, qui aient le cœur assez dur pour être inaccessibles à quelque pitié, & qui ne soient disposés à témoigner de la bienveillance à leurs amis & à leurs enfans. On citeroit peu de Caligula, de Commode, de Caracalla, ces monstres portés à toutes sortes de crimes, & qui peut-être encore ont fait quelques bonnes actions dans le cours de leur vie.

Il faut remarquer en second lieu, qu’on parle beaucoup d’un grand crime comme d’un meurtre, qu’on le publie davantage, & que l’on en conserve plus longtems la mémoire, que de cent bonnes actions qui ne font point de bruit dans le monde ; & cela même prouve que les premieres sont beaucoup plus rares que les dernieres, qui sans cela n’exciteroient pas tant de surprise & d’horreur.

Il faut observer en troisieme lieu, que bien des choses paroissent très-criminelles à ceux qui ignorent les vues de celui qui agit. Néron tua un homme qui étoit innocent ; mais qui sait s’il le fit par une malice préméditée ! peut-être que quelque courtisan flateur, auquel il étoit obligé de se fier, lui dit que cet innocent conspiroit contre la vie de l’empereur, & insista sur la nécessité de le prévenir. Peut être l’accusateur lui-même fut-il trompé. Il est évident que de pareilles circonstances diminuent l’atrocité du forfait, si Néron change de conduite. Au surplus il est vraissemblable que si l’on pesoit impartialement les fautes des humains, il se présenteroit bien des choses qui iroient à leur décharge.

En quatrieme lieu, plusieurs actions blâmables se font sans que ceux qui les commettent sachent qu’elles sont telles. C’est ainsi que saint Paul persécuta l’Eglise, & lui-même avoue qu’il s’étoit conduit par ignorance. Combien de choses de cette nature se pratiquent tous les jours par ceux qui professent des religions différentes ? Ce sont, je l’avoue, des péchés, mais des péchés qui ne procedent pas d’une volonté corrompue. Tout homme qui use de violence contre un autre, par amour pour la vertu, par haine contre le vice, ou par zele pour la gloire de Dieu, fait mal sans contredit ; mais l’ignorance & un cœur honnête servent beaucoup à l’excuser. Cette considération suffit pour diminuer le nombre des méchans de cœur ; les préjugés de parti doivent aussi être pesés, & quoiqu’il n’y ait pas d’erreur plus fatale au genre humain, cependant elle vient d’une ame remplie de droiture. La méprise consiste en ce que les hommes qui s’y laissent entraîner, oublient qu’on doit défen-