Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 9.djvu/913

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

négoce, de maniere que ceux qui voudront fabriquer ou vendre quelque marchandise ou quelqu’ouvrage, n’auront qu’à se présenter à cette chambre, déclarant à quoi ils veulent s’attacher, & donnant leur nom & leur demeure pour que l’on puisse veiller sur eux par des visites juridiques dont on fixera le nombre & la rétribution à l’avantage des surveillans.

A l’égard de la capacité requise pour exercer chaque profession en qualité de maître, il me semble qu’on devroit l’estimer en bloc sans chicane & sans partialité, par le nombre des années d’exercice ; je veux dire que quiconque prouveroit, par exemple, huit ou dix ans de travail chez les maîtres, seroit censé pour lors ipso facto, sans brevet d’apprentissage, sans chef d’œuvre & sans examen, raisonnablement au fait de son art ou négoce, & digne enfin de parvenir à la maîtrise aux conditions prescrites par sa majesté.

Qu’est-il nécessaire en effet d’assujettir les simples compagnons à de prétendus chefs-d’œuvre, & à mille autres formalités gênantes auxquelles on n’assujettit point les fils de maître ? On s’imagine sans doute que ceux-ci sont plus habiles, & cela devroit être naturellement ; cependant l’expérience fait assez voir le contraire.

Un simple compagnon a toujours de grandes difficultés à vaincre pour s’établir dans une profession ; il est communément moins riche & moins protégé, moins à portée de s’arranger & de se faire connoître ; cependant il est autant qu’un autre membre de la république, & il doit ressentir également la protection des lois. Il n’est donc pas juste d’aggraver le malheur de sa condition, ni de rendre son établissement plus difficile & plus coûteux, en un mot d’assujettir un sujet foible & sans défense à des cérémonies ruineuses dont on exempte ceux qui ont plus de facultés & de protection.

D’ailleurs est-il bien constant que les chefs-d’œuvre soient nécessaires pour la perfection des Arts ? pour moi je ne le crois en aucune sorte ; il ne faut communément que de l’exactitude & de la probité pour bien faire, & heureusement ces bonnes qualités sont à la portée des plus médiocres sujets. J’ajoute qu’un homme passablement au fait de sa profession peut travailler avec fruit pour le public & pour sa famille, sans être en état de faire des prodiges de l’art. Vaut-il mieux dans ce cas-là qu’il demeure sans occupation ? A Dieu ne plaise ! il travaillera utilement pour les petits & les médiocres, & pour lors son ouvrage ne sera payé que sa juste valeur ; au lieu que ce même ouvrage devient souvent fort cher entre les mains des maîtres. Le grand ouvrier, l’homme de goût & de génie sera bientôt connu par ses talens, & il les employera pour les riches, les curieux & les délicats. Ainsi, quelque facilité qu’on ait à recevoir des maîtres d’une capacité médiocre, on ne doit pas appréhender de manquer au besoin d’excellens artistes. Ce n’est point la gêne des maîtrises qui les forme, c’est le goût de la nation & le prix qu’on peut mettre aux beaux ouvrages.

On peut inférer de ces réflexions que tous les sujets étant également chers, également soumis au roi, sa majesté pourroit avec justice établir un réglement uniforme pour la réception des ouvriers & des commerçans. Et qu’on ne dise pas que les maîtrises sont nécessaires pour asseoir & pour faire payer la capitation, puisqu’enfin tout cela se fait également bien dans les villes où il n’y a que peu ou point de maîtrises : d’ailleurs on conserveroit toujours les corps & communautés, tant pour y maintenir l’ordre & la police, que pour asseoir les impositions publiques.

Mais je soutiens d’un autre côté que les maîtrises, & réceptions sur le pié qu’elles sont aujourd’hui,

font éluder la capitation à bien des sujets qui la payeroient en tout autre cas. En effet, la difficulté de devenir maître forçant bien des gens dans le Commerce & dans les Arts à vieillir garçons de boutique, courtiers, compagnons, &c. ces gens-là presque toujours isolés, errans & peu connus, esquivent assez facilement les impositions personnelles : au lieu que si les maîtrises étoient plus accessibles, il y auroit en conséquence beaucoup plus de maîtres, gens établis pour les Arts & pour le Commerce, qui tous payeroient la capitation à l’avantage du public & du roi.

Un autre avantage qu’on pourroit trouver dans les corps que le lien des maîtrises réunit de nos jours, c’est qu’au lieu d’imposer aux aspirans des taxes considérables qui fondent presque toujours entre les mains des chefs & qui sont infructueuses au général, on pourroit, par des dispositions plus sages, procurer des ressources à tous les membres contre le desastre des faillites ; je m’explique.

Un jeune marchand dépense communément pour sa réception, circonstances & dépendances, environ 2000 francs, & cela, comme nous l’avons dit, en pure perte. Je voudrois qu’à la place, après l’examen de capacité que nous avons marqué ou autre qu’on croiroit préférable, on fît compter aux candidats la somme de 10000 livres, pour lui conférer le droit & le crédit de négociant ; somme dont on lui payeroit l’intérêt à quatre pour cent tant qu’il voudroit faire le commerce. Cet argent seroit aussi-tôt placé à cinq ou six pour cent chez des gens solvables & bien cautionnés d’ailleurs. Au moyen des 10000 liv, avancées par tous marchands, chacun auroit dans son corps un crédit de 40000 francs à la caisse ou au bureau général : ensorte que ceux qui lui fourniroient des marchandises ou de l’argent pourroient toujours assurer leur créance jusqu’à ladite somme de 40000 livres.

Au lieu qu’on marche aujourd’hui à tâtons & en tremblant dans les crédits du commerce, le nouveau réglement augmenteroit la confiance & par conséquent la circulation ; il préviendroit encore la plûpart des faillites, par la raison principale qu’on verroit beaucoup moins d’avanturiers s’introduire en des négoces pour lesquels il faudroit alors du comptant, ce qui seroit au reste un exclusif plus efficace, plus favorable aux anciennes familles & aux anciens installés, que l’exigence actuelle des maîtrises, qui n’operent d’autre effet dans le commerce que d’en arrêter les progrès.

Avec le surplus d’intérêt qu’auroit la caisse, quand elle ne placeroit qu’à cinq pour cent, elle remplaceroit les vuides & les pertes qu’elle essuyeroit encore quelquefois, mais qui seroient pourtant assez rares, parce que le commerce, comme on l’a vu, ne se feroit plus guère que par des gens qui auroient un fonds & des ressources connues. Si cependant la caisse faisoit quelque perte au-delà de ses produits, ce qui est difficile à croire, cette perte seroit supportée alors par le corps entier, suivant la taxe de capitation imposée à chacun des membres. Cette contribution, qui n’auroit peut-être pas lieu en vingt ans, deviendroit presqu’imperceptible aux particuliers, & elle empêcheroit la ruine de tant d’honnêtes gens qu’une seule banqueroute écrase souvent aujourd’hui. Quand un homme voudroit quitter le commerce, on lui rendroit ses 10000 liv. pourvu qu’il eût satisfait les créanciers qui auroient assuré à la caisse.

Au surplus, ce qu’on dit ici sommairement en faveur, des marchands se pourroit pratiquer à proportion pour les ouvriers ; on pourroit employer à-peu-près les mêmes dispositions pour augmenter le crédit des notaires & la sécurité du public à leur égard.