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pour lui & pour le proconsul que les empereurs aimoient à retenir dans Rome, sur-tout s’il étoit d’une famille puissante ; là le patricien n’avoit à espérer ni crédit ni part au gouvernement qui étoit entre les mains des affranchis, il se livroit donc à la mollesse & aux plaisirs ; on ne trouvoit plus rien de la force & de la fierté de l’ancienne Rome, dans des sénateurs qui achetoient la sécurité par l’avilissement ; ce n’étoit pas le luxe qui les avoit avilis, c’étoit la tyrannie ; comme la passion des spectacles n’auroit pas fait monter sur le théâtre les sénateurs & les empereurs, si l’oubli parfait de tout ordre, de toute décence & de toute dignité n’avoit précédé & amené cette passion.

S’il y avoit des gouvernemens où le législateur auroit trop fixé les grands dans la capitale ; s’ils avoient des charges, des commandemens, &c. qui ne leur donneroient rien à faire ; s’ils n’étoient pas obligés de mériter par de grands services leurs places & leurs honneurs ; si on n’excitoit pas en eux l’émulation du travail & des vertus ; si enfin on leur laissoit oublier ce qu’ils doivent à la patrie, contens des avantages de leurs richesses & de leur rang, ils en abuseroient dans l’oisiveté.

Dans plusieurs pays de l’Europe, il y a une sorte de propriété qui ne demande au propriétaire ni soins économiques, ni entretien, je veux parler des dettes nationnales, & cette sorte de biens est encore très-propre à augmenter, dans les grandes villes, les desordres qui sont les effets nécessaires d’une extrème opulence unie à l’oisiveté.

De ces abus, de ces fautes, de cet état des choses dans les nations, voyez quel caractere le luxe doit prendre, & quels doivent être les caracteres des différens ordres d’une nation.

Chez les habitans de la campagne, il n’y a nulle élévation dans les sentimens, il y a peu de ce courage qui tient à l’estime de soi-même, au sentiment de ses forces ; leurs corps ne sont point robustes, ils n’ont nul amour pour la patrie qui n’est pour eux que le théâtre de leur avilissement & de leurs larmes : chez les artisans des villes il y a la même bassesse d’ame, ils sont trop près de ceux qui les méprisent pour s’estimer eux-mêmes ; leurs corps énervés par les travaux sédentaires, sont peu propres à soutenir les fatigues. Les lois qui dans un gouvernement bien reglé font la sécurité de tous, dans un gouvernement où le grand nombre gémit sous l’oppression, ne sont pour ce grand nombre qu’une barriere qui lui ôte l’espérance d’un meilleur état ; il doit desirer une plus grande licence plûtôt que le rétablissement de l’ordre : voilà le peuple, voici les autres classes.

Celle de l’état intermédiaire, entre le peuple & les grands, composée des principaux artisans du luxe, des hommes de finance & de commerce, & de presque tous ceux qui occupent les secondes places de la société, travaille sans cesse pour passer d’une fortune médiocre à une plus grande ; l’intrigue & la friponnerie sont souvent ses moyens : lorsque l’habitude des sentimens honnêtes ne retient plus dans de justes bornes la cupidité & l’amour effréné de ce qu’on appelle plaisirs, lorsque le bon ordre & l’exemple n’impriment pas le respect & l’amour de l’honnêteté, le second ordre de l’état réunit ordinairement les vices du premier & du dernier.

Pour les grands, riches sans fonctions, décorés sans occupations, ils n’ont pour mobile que la fuite de l’ennui, qui ne donnant pas même des goûts, fait passer l’ame d’objets en objets, qui l’amusent sans la remplir & sans l’occuper ; on a dans cet état non des enthousiasmes, mais des enjouemens pour tout ce qui promet un plaisir : dans ce torrent de modes, de fantaisies, d’amusemens, dont aucun ne dure, &

dont l’un détruit l’autre, l’ame perd jusqu’à la force de jouir, & devient aussi incapable de sentir le grand & le beau que de le produire ; c’est alors qu’il n’est plus question de savoir lequel est le plus estimable de Corbulon ou de Traséas, mais si on donnera la préférence à Pilade ou à Batylle, c’est alors qu’on abandonne la Médée d’Ovide, le Thieste de Varus, & les pieces de Térence pour les farces de Labérius ; les talens politiques & militaires tombent peu à peu, ainsi que la philosophie, l’éloquence, & tous les arts d’imitation : des hommes frivoles qui ne font que jouir, ont épuisé le beau & cherchent l’extraordinaire ; alors il entre de l’incertain, du recherché, du puérile dans les idées de la perfection ; de petites ames qu’étonnent & humilient le grand & le fort, leur préferent le petit, le bouffon, le ridicule, l’affecté ; les talens qui sont le plus encouragés sont ceux qui flattent les vices & le mauvais goût, & ils perpétuent ce desordre général que n’a point amené le luxe, mais qui a corrompu le luxe & les mœurs.

Le luxe desordonné se détruit lui-même, il épuise ses sources, il tarit ses canaux.

Les hommes oisifs qui veulent passer sans intervalle d’un objet de luxe à l’autre, vont chercher les productions & l’industrie de toutes les parties du monde : les ouvrages de leurs nations passent de mode chez eux, & les artisans y sont découragés : l’Egypte, les côtes d’Afrique, la Grece, la Syrie, l’Espagne, servoient au luxe des Romains sous les premiers empereurs, & ne lui suffisoient pas.

Le goût d’une dépense excessive répandu dans toutes les classes des citoyens, porte les ouvriers à exiger un prix excessif de leurs ouvrages. Indépendamment de ce goût de dépense, ils sont forcés à hausser le prix de la main-d’œuvre, parce qu’ils habitent les grandes villes, des villes opulentes, où les denrées nécessaires ne sont jamais à bon marché : bientôt des nations plus pauvres & dont les mœurs sont plus simples, font les mêmes choses ; & les débitant à un prix plus bas, elles les débitent de préférence. L’industrie de la nation même, l’industrie du luxe diminue, sa puissance s’affoiblit, ses villes se dépeuplent, ses richesses passent à l’étranger, & d’ordinaire il lui reste de la mollesse, de la langueur, & de l’habitude à l’esclavage.

Après avoir vu quel est le caractere d’une nation où regnent certains abus dans le gouvernement ; après avoir vu que les vices de cette nation sont moins les effets du luxe que de ces abus, voyons ce que doit être l’esprit national d’un peuple qui rassemble chez lui tous les objets possibles du plus grand luxe, mais que sait maintenir dans l’ordre un gouvernement sage & vigoureux, également attentif à conserver les véritables richesses de l’état & les mœurs.

Ces richesses & ces mœurs sont le fruit de l’aisance du grand nombre, & sur-tout de l’attention extrème de la part du gouvernement à diriger toutes ses opérations pour le bien général, sans acceptions ni de classes ni de particuliers, & de se parer sans cesse aux yeux du public de ces intentions vertueuses.

Partout ce grand nombre est ou doit être composé des habitans de la campagne, des cultivateurs ; pour qu’ils soient dans l’aisance, il faut qu’ils soient laborieux ; pour qu’ils soient laborieux, il faut qu’ils aient l’espérance que leur travail leur procurera un état agréable ; il faut aussi qu’ils en aient le desir. Les peuples tombés dans le découragement, se contentent volontiers du simple nécessaire, ainsi que les habitans de ces contrées fertiles où la nature donne tout, & où tout languit, si le législateur ne sait point introduire la vanité & à la suite un peu de luxe. Il faut qu’il y ait dans les villages, dans les plus petits bourgs, des manufactures d’ustensiles, d’étoffes, &c.