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quand il s’en présente tant de bonnes. 2°. Il faut que la raison alléguée soit vraie ; Charles IX. fut déclaré majeur à 14 ans commencés, parce que, dit le chancelier de l’Hôpital, les lois regardent l’année commencée, lorsqu’il s’agit d’acquérir des honneurs ; mais le gouvernement des peuples n’est-il qu’un honneur ? 3°. Il faut, dans les lois, raisonner de la réalité à la réalité, & non de la réalité à la figure, ou de la figure à la réalité. La loi des Lombards, l. II. tit. XXXVII. défend à une femme qui a pris l’habit de religieuse de se marier. « Car, dit cette loi, si un époux qui a engagé à lui une femme par un anneau, ne peut pas sans crime en épouser une autre ; à plus forte raison, l’épouse de Dieu ou de la sainte Vierge ».

Enfin dès que dans une loi on a fixé l’état des choses, il ne faut point y ajouter des expressions vagues. Dans une ordonnance criminelle de Louis XIV. après l’énumération des cas royaux, on ajoute : « Et ceux dont de tous tems les juges royaux ont décidé » : cette addition fait rentrer dans l’arbitraire que la loi venoit d’éviter.

Les lois ne font pas regle de droit. Les regles sont générales, les lois ne le sont pas : les regles dirigent, les lois commandent : la regle sert de boussole, & les lois de compas.

Il faut imposer au peuple à l’exemple de Solon, moins les meilleures lois en elles-mêmes, que les meilleures que ce peuple puisse comporter dans sa situation. Autrement il vaut mieux laisser subsister les désordres, que de prétendre y pourvoir par des lois qui ne seront point observées ; car, sans remédier au mal, c’est encore avilir les lois.

Il n’y a rien de si beau qu’un état où l’on a des lois convenables, & où on les observe par raison, par passion, comme on le fit à Rome dans les premiers tems de la république ; car pour-lors il se joint à la sagesse du gouvernement toute la force que pourroit avoir une faction.

Il est vrai que les lois de Rome devinrent impuissantes à sa conservation ; mais c’est une chose ordinaire que de bonnes lois, qui ont fait qu’une petite république s’aggrandit, lui deviennent à charge lorsqu’elle s’est aggrandie, parce qu’elles n’étoient faites que pour opérer son aggrandissement.

Il y a bien de la différence entre les lois qui font qu’un peuple se rend maître des autres, & celles qui maintiennent sa puissance lorsqu’il l’a acquise.

Les lois qui font regarder comme nécessaire ce qui est indifférent, ne sont pas sensées, & ont encore cet inconvénient qu’elles font considérer comme indifférent ce qui est nécessaire ; ainsi les lois ne doivent statuer que sur des choses essentielles.

Si les lois indifférentes ne sont pas bonnes, les inutiles le sont encore moins, parce qu’elles affoiblissent les lois nécessaires ; celles qu’on peut éluder, affoiblissent aussi la législation. Une loi doit avoir son effet, & il ne faut pas permettre d’y déroger par une convention particuliere.

Plusieurs lois paroissent les mêmes qui sont fort différentes. Par exemple, les lois grecques & romaines punissoient le receleur du vol comme le voleur ; la loi françoise en use ainsi. Celles-là étoient raisonnables, celle-ci ne l’est point. Chez les Grecs & les Romains, le voleur étoit condamné à une peine pécuniaire, il falloit bien punir le receleur de la même peine ; car tout homme qui contribue, de quelque façon que ce soit, à un dommage, doit le réparer. Mais en France, la peine du vol étant capitale, on n’a pu, sans outrer les choses, punir le receleur comme le voleur. Celui qui reçoit le vol, peut en mille occasions le recevoir innocemment : celui qui vole est toujours coupable. Le receleur empêche à la vérité la conviction d’un crime déja

commis, mais l’autre commet le crime ; tout est passif dans le receleur, il y a une action dans le voleur. Il faut que le voleur surmonte plus d’obstacles, & que son ame se roidisse plus long-tems contre les lois.

Comme elles ne peuvent prévoir ni marquer tous les cas, c’est à la raison de comparer les faits obmis avec les faits indiqués. Le bien public doit décider quand la loi se trouve muette ; la coûtume ne peut rien alors, parce qu’il est dangereux qu’on ne l’applique mal, & qu’on ne veuille la diriger, au lieu de la suivre.

Mais la coutume affermie par une chaîne & une succession d’exemples, supplée au défaut de la loi, tient sa place, a la même autorité, & devient une loi tacite ou de prescription.

Les cas qui dérogent au droit commun, doivent être exprimés par la loi ; cette exception est un hommage qui confirme son autorité ; mais rien ne lui porte atteinte, comme l’extension arbitraire & indéterminée d’un cas à l’autre. Il vaut mieux attendre une nouvelle loi pour un cas nouveau, que de franchir les bornes de l’exception déja faite.

C’est sur-tout dans les cas de rigueur qu’il faut être sobre à multiplier les cas cités par la loi. Cette subtilité d’esprit qui va tirer des conséquences, est contraire aux sentimens de l’humanité & aux vûes du législateur.

Les lois occasionnées par l’altération des choses & des tems, doivent cesser avec les raisons qui les ont fait naître, loin de revivre dans les conjectures ressemblantes, parce qu’elles ne sont presque jamais les mêmes, & que toute comparaison est suspecte, dangereuse, capable d’égarer.

On établit des lois nouvelles, ou pour confirmer les anciennes, ou pour les réformer, ou pour les abolir. Toutes les additions ne font que charger & embrouiller le corps des lois. Il vaudroit mieux, à l’exemple des Athéniens, recueillir de tems en tems les lois surannées, contradictoires, inutiles & abusives, pour épurer & diminuer le code de la nation.

Quand donc on dit que personne ne doit s’estimer plus prudent que la loi, c’est des lois vivantes qu’il s’agit, & non pas des lois endormies.

Il faut se hâter d’abroger les lois usées par le tems, de peur que le mépris des lois mortes en retombe sur les lois vivantes, & que cette gangrene ne gagne tout le corps de droit.

Mais s’il est nécessaire de changer les lois, apportez-y tant de solemnités & de précautions, que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu’il faut tant de formalités pour les abroger.

Ne changez pas les usages & les manieres par les lois, ce seroit une tyrannie. Les choses indifférentes ne sont pas de leur ressort : il faut changer les usages & les manieres par d’autres usages & d’autres manieres. Si les lois gênoient en France les manieres, elles gêneroient peut-être les vertus. Laissez faire à ce peuple léger les choses frivoles sérieusement, & gaiement les choses sérieuses. Cependant les lois peuvent contribuer à former les mœurs, les manieres & le caractere d’une nation ; l’Angleterre en est un exemple.

Tout ce qui regarde les regles de la modestie, de la pudeur, de la décence, ne peut guere être compris sous un code de lois. Il est aisé de régler par les lois ce qu’on doit aux autres ; il est difficile d’y comprendre tout ce qu’on se doit à soi-même.

La multiplicité des lois prouve, toutes choses égales, la mauvaise constitution d’un gouvernement ; car, comme on ne les fait que pour réprimer les injustices & les desordres, il faut de nécessité que,