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que j’appellerois volontiers des restes de la balbutie des premiers âges ». Cette expression est conséquente au système de l’auteur sur l’origine des langues ! mais celui que l’on adopte dans cet article, y est bien opposé, & il feroit plûtôt croire que les inversions, loin d’être des restes de la balbutie des premiers âges, sont au contraire les premiers essais de l’art oratoire des siecles postérieurs de beaucoup à la naissance du langage ; la ressemblance du nôtre avec l’hébreu, dans leur marche analytique, donne à cette conjecture un degré de vraissemblance qui mérite quelque attention, puisque l’hébreu tient de bien près aux premiers âges. Quoi qu’il en soit, l’auteur poursuit ainsi : « Pour continuer le parallele sans partialité, je dirois que nous avons gagné à n’avoir point d’inversions, ou du moins à ne les avoir ni trop hardies ni trop fréquentes, de la netteté, de la clarté, de la précision, qualités essentielles au discours ; & que nous y avons perdu de la chaleur, de l’éloquence, & de l’énergie. J’ajouterois volontiers que la marche didactique & réglée, à laquelle notre langue est assujettie, la rend plus propre aux sciences ; & que par les tours & les inversions que le grec, le latin, l’italien, l’anglois se permettent, ces langues sont plus avantageuses pour les lettres. Que nous pouvons mieux qu’aucun autre peuple, faire parler l’esprit, & que le bon sens choisiroit la langue françoise ; mais que l’imagination & les passions donneroient la préférence aux langues anciennes, & à celles de nos voisins : qu’il faut parler françois dans la société & dans les écoles de philosophie ; & grec, latin, anglois, dans les chaires & sur les théâtres ; que notre langue sera celle de la vérité,..... & que la greque, la latine, & les autres seront les langues de la fable & du mensonge. Le françois est fait pour instruire, éclairer, & convaincre ; le grec, le latin, l’italien, l’anglois pour persuader, émouvoir, & tromper : parlez grec, latin, italien au peuple ; mais parlez françois au sage ». Pour réduite ce jugement à sa juste valeur, il faut seulement en conclure que les langues transpositives trouvent dans leur génie plus de ressources pour toutes les parties de l’art oratoire ; & que celui des langues analogues les rend d’autant plus propres à l’exposition nette & précise de la vérité, qu’elles suivent plus scrupuleusement la marche analytique de l’esprit. La chose est évidente en soi, & l’auteur n’a voulu rien dire de plus. Notre marche analytique ne nous ôte pas sans ressource la chaleur, l’éloquence, l’énergie ; elle ne nous ôte qu’un moyen d’en mettre dans nos discours, comme la marche transpositive du latin, par exemple, l’expose seulement au danger d’être moins clair, sans lui en faire pourtant une nécessité inévitable. C’est dans la même lettre, pag. 239. que je trouve la preuve de l’explication que je donne au texte que l’on vient de voir. « Y a-t-il quelque caractere, dit l’auteur, que notre langue n’ait pris avec succès ? Elle est folâtre dans Rabelais, naïve dans la Fontaine & Brantome, harmonieuse dans Malherbe & Fléchier, sublime dans Corneille & Bossuet ; que n’est-elle point dans Boileau, Racine, Voltaire, & une foule d’autres écrivains en vers & en prose ? Ne nous plaignons donc pas : si nous savons nous en servir, nos ouvrages seront aussi précieux pour la postérité, que les ouvrages des anciens le sont pour nous. Entre les mains d’un homme ordinaire, le grec, le latin, l’anglois, l’italien ne produiront que des choses communes ; le françois produira des miracles sous la plume d’un homme de génie. En quelque langue que ce soit, l’ouvrage que le génie soutient, ne tombe jamais ».

Si l’on envisage les langues comme des instrumens dont la connoissance peut conduire à d’autres lumie-

res ; elles ont chacune leur mérite, & la préférence

des unes sur les autres ne peut se décider que par la nature des vues que l’on se propose ou des besoins où l’on est.

La langue hébraïque & les autres langues orientales qui y ont rapport, comme la chaldaïque, la syriaque, l’arabique, &c. donnent à la Théologie des secours infinis, par la connoissance précise du vrai sens des textes originaux de nos livres saints. Mais ce n’est pas-là le seul avantage que l’on puisse attendre de l’étude de la langue hébraïque : c’est encore dans l’original sacré que l’on trouve l’origine des peuples, des langues, de l’idolatrie, de la fable ; en un mot les fondemens les plus sûrs de l’histoire, & les clés les plus raisonnables de la Mythologie. Il n’y a qu’à voir seulement la Géographie sacrée de Samuel Bochart, pour prendre une haute idée de l’immensité de l’érudition que peut fournir la connoissance des langues orientales.

La langue grecque n’est guere moins utile à la Théologie, non-seulement à cause du texte original de quelques-uns des livres du nouveau Testament, mais encore parce que c’est l’idiome des Chrysostomes, des Basiles, des Grégoires de Nazianze, & d’une foule d’autres peres dont les œuvres font la gloire & l’édification de l’Eglise ; mais dans quelle partie la littérature cette belle langue n’est-elle pas d’un usage infini ? Elle fournit des maîtres & des modeles dans tous les genres ; Poësie, Eloquence, Histoire, Philosophie morale, Physique, Histoire naturelle, Médecine, Géographie ancienne, &c : & c’est avec raison qu’Esrame, Epist. liv. X, dit en propres termes : Hoc unum expertus, video nullis in litteris nos esse aliquid sine græcitate.

La langue latine est d’une nécessité indispensable, c’est celle de l’église catholique, & de toutes les écoles de la chrétienté, tant pour la Philosophie & la Théologie, que pour la Jurisprudence & la Médecine : c’est d’ailleurs, & pour cette raison même, la langue commune de tous les savans de l’Europe, & dont il seroit à souhaiter peut-être que l’usage devint encore plus général & plus étendu, afin de faciliter davantage la communication des lumieres respectives des diverses nations qui cultivent aujourd’hui les sciences : car combien d’ouvrages excellens en tous genres de la connoissance desquels on est privé, faute d’entendre les langues dans lesquelles ils sont écrits ?

En attendant que les savans soient convenus entre eux d’un langage de communication, pour s’épargner respectivement l’étude longue, pénible & toujours insuffisante de plusieurs langues étrangeres ; il faut qu’ils aient le courage de s’appliquer à celles qui leur promettent le plus de secours dans les genres d’étude qu’ils ont embrassés par goût ou par la nécessité de leur état. La langue allemande a quantité de bons ouvrages sur le Droit public, sur la Médecine & toutes ses dépendances, sur l’histoire naturelle, principalement sur la Métallurgie. La langue angloise a des richesses immenses en fait de Mathémathiques, de Physique & de Commerce. La langue italienne offre le champ le plus vaste à la belle littérature, à l’étude des Arts & à celle de l’Histoire ; mais la langue françoise, malgré les déclamations de ceux qui en censurent la marche pédestre, & qui lui reprochent sa monotonie, sa prétendue pauvreté, ses anomalies perpétuelles, a pourtant des chefs-d’œuvres dans presque tous les genres. Quels trésors que les mémoires de l’académie royale des Sciences, & de celle des Belles-lettres & Inscriptions ! & si l’on jette un coup-d’œil sur les écrivains marqués de notre nation, on y trouve des philosophes & des géometres du premier ordre, des grands métaphysiciens, de sages & laborieux antiquaires, des artistes