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donner ensuite sans conséquence : il est évident qu’il y a moins d’art dans le langage analogue que dans le transpositif ; & toutes les institutions humaines ont des commencemens simples. Cette conclusion, qui me semble fondée solidement sur les premiers principes du langage, se trouve encore appuyée sur ce que nous savons de l’histoire des différens idiomes dont on a fait usage sur la terre.

La langue hébraïque, la plus ancienne de toutes celles que nous connoissons par des monumens venus jusqu’à nous, & qui par-là semble tenir de plus près à la langue primitive, est astreinte à une marche analogue ; & c’est un argument qu’auroient pû faire valoir ceux qui pensent que c’est l’hébreu même qui est la langue primitive. Ce n’est pas que je croye qu’on puisse établir sur cela rien de positif ; mais si cette remarque n’est pas assez forte pour terminer la question, elle prouve du-moins que la construction analytique, suivie dans la langue. la plus ancienne dont nous ayons connoissance, peut bien avoir été la construction usuelle de la premiere de toutes les langues, conformément à ce qui nous est indiqué par la raison même.

D’où il suit que les langues modernes de l’Europe qui ont adopté la construction analytique, tiennent à la langue primitive de bien plus près que n’y tenoient le grec & le latin, quoiqu’elles en soient beaucoup plus éloignées par les tems. M. Bullet, dans son grand & savant ouvrage sur la langue celtique, trouve bien des rapports entre cette langue & les orientales, notamment l’hébreu. D. le Pelletier nous montre de pareilles analogies dans son dictionnaire bas-Breton, dont nous devons l’édition & la préface aux soins de D. Taillandier ; & toutes ces analogies sont purement matérielles, & consistent dans un grand nombre de racines communes aux deux langues. Mais d’autre part, M. de Grandval, conseiller au conseil d’Artois, de la soc. litt. d’Arras, dans son discours historique sur l’origine de la langue françoise (voyez le II. vol. du mercure de Juin, & le vol. de Juillet 1757.) me semble avoir prouvé très bien que notre françois n’est rien autre chose que le gaulois des vieux Druïdes, insensiblement déguisé par toutes les métamorphoses qu’amenent nécessairement la succession des siecles & le concours des circonstances qui varient sans cesse. Mais ce gaulois étoit certainement, ou le celtique tout pur, ou un dialecte du celtique ; & il faut en dire autant de l’idiome des anciens Espagnols, de celui d’Albion, qui est aujourd’hui la grande-Bretagne, & peut-être de bien d’autres ? Voilà donc notre langue moderne, l’espagnol & l’anglois, liés par le celtique avec l’hébreu ; & cette liaison, confirmée par la construction analogue qui caractérise toutes ces langues, est, à mon gré, un indice bien plus sûr de leur filiation, que toutes les étymologies imaginables qui les rapportent à des langues transpositives : car c’est sur-tout dans la syntaxe que consiste le génie principal & indestructible de tous les idiomes.

La langue italienne, qui est analogue, & que l’on parle aujourd’hui dans un pays où l’on parloit, il y a quelques siecles, une langue transpositive, savoir le latin, peut faire naître ici une objection contre la principale preuve de M. de Grandval, qui juge que la langue d’une nation doit toujours subsister, du moins quant au fonds, & qu’on ne doit point admettre d’argumens négatifs en pareil cas, sur-tout quand la nation est grande, & qu’elle n’a jamais essuyé de transmigrations ; & l’histoire ne paroît pas nous apprendre que les Italiens ayent jamais envoyé des colonies assez considérables pour dépeupler leur patrie.

Mais la translation du siege de l’empire romain

à Bysance attira dans cette nouvelle capitale un grand nombre de familles ambitieuses, & insensiblement les principales forces de l’Italie. Les irruption fréquentes des Barbares de toute espece qui l’inonderent successivement & y établirent leur domination, diminuerent sans cesse le nombre des naturels ; & le despotisme de la plûpart de ces conquérans acheva d’imposer à la populace, que leur fureur n’avoit pas daigné perdre, la nécessité de parler le langage des victorieux. La plûpart de ces Barbares parloient quelque dialecte du celtique, qui étoit le langage le plus étendu de l’Europe ; & c’est d’ailleurs un fait connu que les Gaulois eux-mêmes ont conquis & habité une grande partie de l’Italie, qui en a reçu le nom de Gaule cis-alpine. Ainsi la langue italienne moderne est encore entée sur le même fonds que la nôtre ; mais, avec cette différence, que ce fonds nous est naturel, & qu’il n’a subi entre nos mains que les changemens nécessairement amenés par la succession ordinaire des tems & des conjectures ; au lieu que c’est en Italie un fonds étranger, & qui n’y fut introduit dans son origine que par des causes extraordinaires & violentes. La chose est si peu possible autrement, que, supposé la construction analogue usitée dans la langue primitive, il n’est plus possible d’expliquer l’origine des langues transpositives, sans remonter jusqu’à la division miraculeuse arrivée à Babel : & cette remarque, développée autant qu’elle peut l’être, peut être mise parmi les motifs de crédibilité qui établissent la certitude de ce miracle.

2°. Pour ce qui concerne les différentes especes de mots, une même idée spécifique les caracterise dans toutes les langues, parce que cette idée est le résultat nécessaire de l’analyse de sa pensée, qui est nécessairement la même par-tout : mais, dans le détail des individus, on rencontre des différences qui sont les suites nécessaires des circonstances où se sont trouvés les peuples qui parlent ces langues ; & ces différences constituent un second caractere distinctif du génie des langues.

Un premier point, en quoi elles different à cet égard, c’est que certaines idées ne sont exprimées par aucun terme dans une langue, quoiqu’elles ayent dans une autre des signes propres & très énergiques. C’est que la nation qui parle une de ces langues, ne s’est point trouvée dans les conjectures propres à y faire naître ces idées, dont l’autre nation au contraire a eu occasion d’acquérir la connoissance. Combien de termes, par exemple, de la tactique des anciens, soit grecs, soit romains, que nous ne pouvons rendre dans la nôtre, parce que nous ignorons leurs usages ? Nous y suppléons de notre mieux par des descriptions toujours imparfaites, où, si nous voulons énoncer ces idées par un terme, nous le prenons matériellement dans la langue ancienne dont il s’agit, en y attachant les notions incomplettes que nous en avons. Combien au contraire n’avons-nous pas de termes aujourd’hui dans notre langue, qu’il ne seroit pas possible de rendre ni en grec, ni en latin, parce que nos idées modernes n’y étoient point connues ? Nos progrès prodigieux dans les sciences de raisonnemens, Calcul, Géométrie, Méchanique, Astronomie, Métaphysique, Physique expérimentale, Histoire naturelle, &c. ont mis dans nos idiomes modernes une richesse d’expressions, dont les anciens idiomes ne pouvoient pas même avoir l’ombre. Ajoutez y nos termes de Verrerie, de Vénerie, de Marine, de Commerce, de guerre, de modes, de religion, &c. & voilà une source prodigieuse de différences entre les langues modernes & les anciennes.

Une seconde différence des langues, par rapport aux diverses especes de mots, vient de la tournure