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tous comme auparavant. C’est ainsi que je conçois que s’est fait ce changement. Et supposé la puissance de Dieu sur la créature, je ne vois pas en cela un grand mystere, ni pourquoi les rabbins se tourmentent tant pour trouver la maniere de ce changement ».

C’est encore donner ses propres imaginations pour des raisons ; la multiplication des langues a pu se faire en tant de manieres, qu’il n’est pas possible d’en déterminer une avec certitude, comme préférée exclusivement à toutes les autres. Dieu a pu laisser subsister les mêmes mots radicaux avec les mêmes significations, mais en inspirer des déclinaisons & des constructions différentes ; il a pu substituer dans les esprits d’autres idées à celles qui auparavant étoient designées par les mêmes mots, altérer seulement la prononciation par le changement des voyelles ou par celui des consonnes homogenes substituées les unes aux autres, &c. Qui est-ce qui osera assigner la voie qu’il a plu à la Providence de choisir, ou prononcer qu’elle n’en a pas choisi plusieurs à-la-fois ? Quis enim cognovit sensum Domini, aut quis conciliarius ejus fuit ? Rom. xj. 34.

Tenons nous-en aux faits qui nous sont racontés par l’Esprit-saint ; nous ne pouvons point douter que ce ne soit lui-même qui a inspiré Moïse. Tout concourt d’ailleurs à confirmer son récit ; le spectacle de la nature, celui de la société & des révolutions qui ont changé successivement la scene du monde ; les raisonnemens fondés sur les observations les mieux constatées : tout dépose les mêmes vérités, & ce sont les seules que nous puissions affirmer avec certitude, ainsi que les conséquences qui en sortent évidemment.

Dieu avoit fait les hommes sociables ; il leur inspira la premiere langue pour être l’instrument de la communication de leurs idées, de leurs besoins, de leurs devoirs réciproques, le lien de leur société, & sur-tout du commerce de charité & de bienveillance, qu’il pose comme le fondement indispensable de cette société.

Lorsqu’il voulut ensuite que leur fécondité servît à couvrir & à cultiver les différentes parties de la terre qu’il avoit soumises au domaine de l’espece, & qu’il leur vit prendre des mesures pour resister à leur vocation & aux vûes impénétrables de sa providence, il confondit la langue primitive, les força ainsi à se séparer en autant de peuplades qu’il en résulta d’idiomes, & à se disperser dans autant de régions différentes.

Tel est le sait de la premiere multiplication des langues ; & la seule chose qu’il me paroisse permis d’y ajoûter raisonnablement, c’est que Dieu opéra subitement dans la langue primitive des changemens analogues à ceux que les causes naturelles y auroient amenés par la suite, si les hommes de leur propre mouvement s’étoient dispersés en diverses colonies dans les différentes régions de la terre ; car dans les évenemens mêmes qui sont hors de l’ordre naturel, Dieu n’agit point contre la nature, parce qu’il ne peut agir contre ses idées éternelles & immuables, qui sont les archetyptes de toutes les natures. Cependant ceci même donne lieu à une objection qui mérite d’être examinée : la voici.

Que le Créateur ait inspiré d’abord au premier homme & à sa compagne la premiere de toutes les langues pour servir de lien & d’instrument à la société qu’il lui avoit plu d’établir entr’eux ; que l’éducation secondée par la curiosité naturelle & par la pente que les hommes ont à l’imitation, ait fait passer cette langue primitive de générations en générations, & qu’ainsi elle ait entretenu, tant qu’elle a subsisté seule, la liaison originelle entre tous les descendans

d’Adam & d’Eve, c’est un premier point qu’il est aisé de concevoir, & qu’il est nécessaire d’avouer.

Que les hommes ensuite, trop épris des douceurs de cette société, aient voulu éluder l’intention & les ordres du Créateur qui les destinoit à peupler toutes les parties de la terre ; & que pour les y contraindre Dieu ait jugé à-propos de confondre leur langage & d’en multiplier les idiomes, afin d’étendre le lien qui les tenoit trop attachés les uns aux autres ; c’est un second point également attesté, & dont l’intelligence n’a pas plus de difficulté quand on le considere à part.

Mais la réunion de ces deux faits semble donner lieu à une difficulté réelle. Si la confusion des langues jette la division entre les hommes, n’est-elle pas contraire à la premiere intention du Créateur & au bonheur de l’humanité ? Pour dissiper ce qu’il y a de spécieux dans cette objection, il ne suffit pas d’envisager seulement d’une maniere vague & indéfinie l’affection que tout homme doit à son semblable, & dont il a le germe en soi-même : cette affection a naturellement, c’est-à-dire par une suite nécessaire des lois que le Créateur même a établies, différens degrés d’identité selon la différence des degrés de liaison qu’il y a entre un homme & un autre. Comme les ondes circulaires qui se forment autour d’une pierre jettée dans l’eau, sont d’autant moins sensibles qu’elles s’éloignent plus du centre de l’ondulation, ainsi plus les rapports de liaison entre les hommes sont affoiblis par l’éloignement des tems, des lieux, des générations, des intérêts quelconques, moins il y a de vivacité dans les sentimens respectifs de la bienveillance naturelle qui subsiste pourtant toûjours, même dans le plus grand éloignement. Mais loin d’être contraire à cette propagation proportionelle de bienveillance, la multiplication des langues est en quelque maniere dans la même proportion, & adaptée pour ainsi dire aux vûes de la charité universelle : si l’on en met les degrés en parallele avec les différences du langage, plus il y aura d’exactitude dans la comparaison, plus on se convaincra que l’un est la juste mesure de l’autre ; ce qui va devenir plus sensible dans l’article suivant.

Article III. Analyse & comparaison des langues. Toutes les langues ont un même but, qui est l’énonciation des pensées. Pour y parvenir, toutes employent le même instrument, qui est la voix : c’est comme l’esprit & le corps du langage ; or il en est, jusqu’à un certain point, des langues ainsi considérées, comme des hommes qui les parlent.

Toutes les ames humaines, si l’on en croit l’école cartésienne, sont absolument de même espece, de même nature ; elles ont les mêmes facultés au même degré, le germe des mêmes talens, du même esprit, du même génie, & elles n’ont entr’elles que des différences numériques & individuelles : les différences qu’on y apperçoit dans la suite tiennent à des causes extérieures ; à l’organisation intime des corps qu’elles animent ; aux divers tempéramens que les conjonctures y établissent ; aux occasions plus ou moins fréquentes, plus ou moins favorables, pour exciter en elles des idées, pour les rapprocher, les combiner, les développer ; aux préjugés plus ou moins heureux, qu’elles reçoivent par l’éducation, les mœurs, la religion, le gouvernement politique, les liaisons domestiques, civiles & nationales, &c.

Il en est encore à-peu-près de même des corps humains. Formés de la même matiere, si on en considere la figure dans ses traits principaux, elle paroît, pour ainsi dire, jettée dans le même moule : cependant il n’est peut-être pas encore arrivé qu’un seul homme ait eû avec un autre une ressemblance de corps bien exacte. Quelque connexion physique