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noirs, pour lors la lassitude est d’un mauvais augure, Hippocrate, coac. prænot. cap. vij. n°. 4. Si la langue examinée paroît froide au toucher, c’est un signe irrévocable de mort très-prochaine, il n’y a aucune observation du contraire. Riviere en rapporte une qui lui a été communiquée par Paquet, qui confirme ce que nous avançons. Baglivi assure avoir éprouvé quelquefois lui-même la réalité de ce prognostic.

Tels sont les signes qu’on peut tirer des différens états de la langue ; nous n’avons fait pour la plûpart que les extraire fidelement des écrits immortels du divin Hippocrate : cet article n’est presque qu’une exposition abrégée & historique de ce qu’il nous apprend là-dessus. Nous nous sommes bien gardés d’y mêler aucune explication théorique, toujours au moins incertaine ; on peut, si l’on est curieux d’un peu plus de détail, consulter un traité particulier fait ex professo sur cette matiere par un nommé Prothus Casulanus, dans lequel on trouvera quelques bonnes choses, mêlées & enfouies sous un tas d’inutilités & de verbiages. Art. de M. Ménuret.

LANGUE, (Gramm.) après avoir censuré la définition du mot langue, donnée par Furetiere, Frain du Tremblay, (Traité des langues, ch. ij.) dit que « ce qu’on appelle langue, est une suite ou un amas de certains sons articulés propres à s’unir ensemble, dont se sert un peuple pour signifier les choses, & pour se communiquer ses pensées ; mais qui sont indifférens par eux-mêmes à signifier une chose ou une pensée plutôt qu’une autre ». Malgré la longue explication qu’il donne ensuite des diverses parties qui entrent dans cette définition, plutôt que de la définition même & de l’ensemble, on peut dire que cet écrivain n’a pas mieux réussi que Furetiere à nous donner une notion précise & complette de ce que c’est qu’une langue. Sa définition n’a ni briéveté, ni clarté, ni vérité.

Elle peche contre la briéveté, en ce qu’elle s’attache à developper dans un trop grand détail l’essence des sons articulés, qui ne doit pas être envisagée si explicitement dans une définition dont les sons ne peuvent pas être l’objet immédiat.

Elle peche contre la clarté, en ce qu’elle laisse dans l’esprit sur la nature de ce qu’on appelle langue, une incertitude que l’auteur même a sentie, & qu’il a voulu dissiper par un chapitre entier d’explication.

Elle peche enfin contre la vérité, en ce qu’elle présente l’idée d’un vocabulaire plutôt que d’une langue. Un vocabulaire est véritablement la suite ou l’amas des mots dont se sert un peuple, pour signifier les choses & pour se communiquer ses pensées. Mais ne faut-il que des mots pour constituer une langue ; & pour la savoir, suffit-il d’en avoir appris le vocabulaire ? Ne faut-il pas connoître le sens principal & les sens accessoires qui constituent le sens propre que l’usage a attaché à chaque mot ; les divers sens figurés dont il les a rendus susceptibles ; la maniere dont il veut qu’ils soient modifiés, combinés & assortis pour concourir à l’expression des pensées ; jusqu’à quel point il en assujettit la construction à l’ordre analytique ; comment, en quelles occurrences, & à quelle fin il les a affranchis de la servitude de cette construction ? Tout est usage dans les langues ; le matériel & la signification des mots, l’analogie & l’anomalie des terminaisons, la servitude ou la liberté des constructions, le purisme ou le barbarisme des ensembles. C’est une vérité sentie par tous ceux qui ont parlé de l’usage ; mais une vérité mal présentée, quand on a dit que l’usage étoit le tyran des langues. L’idée de tyrannie emporte chez nous celle d’une usurpation injuste & d’un gouvernement déraisonnable ; & cependant rien de plus

juste que l’empire de l’usage sur quelque idiome que ce soit, puisque lui seul peut donner à la communication des pensées, qui est l’objet de la parole, l’universalité nécessaire ; rien de plus raisonnable que d’obéir à ses décisions, puisque sans cela on ne seroit pas entendu, ce qui est le plus contraire à la destination de la parole.

L’usage n’est donc pas le tyran des langues, il en est le législateur naturel, nécessaire, & exclusif ; ses décisions en font l’essence : & je dirois d’après cela, qu’une langue est la totalité des usages propres à une nation pour exprimer les pensées par la voix.

Si une langue est parlée par une nation composée de plusieurs peuples égaux & indépendans les uns des autres, tels qu’étoient anciennement les Grecs, & tels que sont aujourd’hui les Italiens & les Allemans ; avec l’usage général des mêmes mots & de la même syntaxe, chaque peuple peut avoir des usages propres sur la prononciation ou sur les terminaisons des mêmes mots : ces usages subalternes, également légitimes, constituent les dialectes de la langue nationale. Si, comme les Romains autrefois, & comme les François aujourd’hui, la nation est une par rapport au gouvernement ; il ne peut y avoir dans sa maniere de parler qu’un usage légitime : tout autre qui s’en écarte dans la prononciation, dans les terminaisons, dans la syntaxe, ou en quelque façon que ce puisse être, ne fait ni une langue à part, ni une dialecte de la langue nationale ; c’est un patois abandonné à la populace des provinces, & chaque province a le sien.

Si dans la totalité des usages de la voix propres à une nation, on ne considere que l’expression & la communication des pensées, d’après les vues de l’esprit les plus universelles & les plus communes à tous les hommes ; le nom de langue exprime parfaitement cette idée générale. Mais si l’on prétend encore envisager les vues particulieres à cette nation, & les tours singuliers qu’elles occasionnent nécessairement dans son élocution ; le terme d’idiome est alors celui qui convient le mieux à l’expression de cette idée moins générale & plus restrainte.

La différence que l’on vient d’assigner entre langue & idiome, est encore bien plus considérable entre langue & langage, quoique ces deux mots paroissent beaucoup plus rapprochés par l’unité de leur origine. C’est le matériel des mots & leur ensemble qui détermine une langue ; elle n’a rapport qu’aux idées, aux conceptions, à l’intelligence de ceux qui la parlent. Le langage paroît avoir plus de rapport au caractere de celui qui parle, à ses vues, à ses intérêts ; c’est l’objet du discours qui détermine le langage ; chacun a le sien selon ses passions, dit M. l’abbé de Condillac, Orig. des conn. hum. II. Part. 1. sect. ch. xv. Ainsi la même nation, avec la même langue, peut, dans des tems différens, tenir des langages différens, si elle a changé de mœurs, de vues, d’intérêts ; deux nations au contraire, avec différentes langues, peuvent tenir le même langage, si elles ont les mêmes vues, les mêmes intérêts, les mêmes mœurs : c’est que les mœurs nationales tiennent aux passions nationales, & que les unes demeurent stables ou changent comme les autres. C’est la même chose des hommes que des nations : on dit le langage des yeux, du geste, parce que les yeux & le geste sont destinés par la nature à suivre les mouvemens que les passions leur impriment, & conséquemment à les exprimer avec d’autant plus d’énergie, que la correspondance est plus grande entre le signe & la chose signifiée qui le produit.

Après avoir ainsi déterminé le véritable sens du mot langue, par la définition la plus exacte qu’il a été possible d’en donner, & par l’exposition précise des différences qui le distinguent des mots qui lui sont