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vement le latin même qu’il faut relire de suite, & que ce ton si recommandé est pour mettre les jeunes gens sur la voie du tour propre à notre langue. Mais M. Chompré me tire encore d’embarras, en me disant ; « faites lui redire les mots françois sur chaque mot latin sans nommer ceux-ci ». Reprenons donc la suite de notre opération. Pourquoi ne pas tu parois, mon Spurius, que combien de fois un pas tu feras, autant de fois à toi tiennes des vertus vienne dans l’esprit.

Peut-on entendre quelque chose de plus extraordinaire que ce prétendu françois ? Il n’y a ni suite raisonnée, ni usage connu, ni sens décidé. Mais il ne faut pas m’en effrayer : c’est M. Chompré qui m’en assure (Avertiss. de l’introd.) « vous verrez, dit-il, à l’air riant des enfans qu’ils ne sont pas dupes de ces mots ainsi placés à côté les uns les autres, selon ceux du latin ; ils sentent bien que ce n’est pas ainsi que notre langue s’arrange. Un de la troupe dira avec un peu d’aide » : Pourquoi ne parois tu pas, mon Spurius, … Pardon ; j’ai voulu sur votre parole suivre votre méthode, mais me voici arrêté parce que je n’ai pas pris le même exemple que vous. Permettez que je vous parle en homme, & que je quitte le rôle que j’avois pris pour un instant dans votre petite troupe. Vous voulez que je conserve ici le littéral de la premiere traduction, & que je le dispose seulement selon l’ordre analytique, ou si vous l’aimez mieux, que je le rapproche de l’arrangement de notre langue ? A la bonne heure, je puis le faire, mais votre jeune éleve ne le fera jamais qu’avec beaucoup d’aide. A quoi voulez-vous qu’il rapporte ce que ? où voulez-vous qu’il s’avise de placer des vertus tiennes ? Tout cela ne tient à rien, & doit tenir à quelque chose. Je n’y vois qu’un remede, que je puise dans votre livre même ; c’est de suppléer les ellipses dès la premiere traduction littérale. Mais il en résulte un autre inconvénient. avant ut, vous suppléerez in hunc finem (à cette fin) ; après tuarum virtutum, vous introduirez le nom memoria (le souvenir) : que faites-vous en cela ? Respectez-vous assez le petit monument ancien que vous avez entre les mains ? Ne le détruisez-vous pas en le surchargeant de pieces qu’on y avoit jugées superflues ? Vous rompez un assortiment de sons très agréables ; vous affoiblissez l’énergie de l’expression ; vous faites perdre à cette phrase toute sa saveur ; vous l’anéantissez : par-là votre méthode me paroît aussi repréhensible que celle que vous blâmez. Vous n’irez pas pour cela défendre d’y suppléer des ellipses ; vous convenez qu’il faut de nécessité y recourir continuellement dans la langue latine, & vous avez raison : mais trouvez bon que j’en discute avec vous la cause.

L’énonciation claire de la pensée est le principal objet de la parole, & le seul que puisse envisager la Grammaire. Dans aucune langue, on ne parvient à ce but que par la peinture fidelle de la succession analytique des idées partielles, que l’on distingue dans la pensée par l’abstraction ; cette peinture est la tâche commune de toutes les langues : elles ne different entr’elles que par le choix des couleurs & par l’entente. Ainsi l’etude d’une langue se réduit à deux points qui sont, pour ne pas quitter le langage figuré, la connoissance des couleurs qu’elle emploie, & la maniere dont elle les distribue : en termes propres, ce sont le vocabulaire & la syntaxe. Il ne s’agit point ici de ce qui concerne le vocabulaire ; c’est une affaire d’exercice & de mémoire. Mais la syntaxe mérite une attention particuliere de la part de quiconque veut avancer dans cette étude, ou y diriger les commençans. Il faut observer tout ce qui appartient à l’ordre analytique, dont la connoissance seule peut rendre la langue intelli-

gible : ici la marche en est suivie régulierement ; là

la phrase s’en écarte, mais les mots y prennent des terminaisons, qui sont comme l’étiquette de la place qui leur convient dans la succession naturelle ; tantôt la phrase est pleine, il n’y a aucune idée partielle qui n’y soit montrée explicitement ; tantôt elle est elliptique, tous les mots qu’elle exige n’y sont pas, mais ils sont désignés par quelques autres circonstances qu’il faut reconnoître.

Si la phrase qu’il faut traduire a toute la plénitude exigible ; & qu’elle soit disposée selon l’ordre de la succession analytique des idées, il ne tient plus qu’au vocabulaire qu’elle ne soit entendue ; elle a le plus grand degré possible de facilité : elle en a moins si elle est elliptique, quoique construite selon l’ordre naturel ; & c’est la même chose, s’il y a inversion à l’ordre naturel, quoiqu’elle ait toute l’intégrité analytique ; la difficulté est apparemment bien plus grande, s’il y a tout à la fois ellipse & inversion. Or c’est un principe incontestable de la didactique, qu’il faut mettre dans la méthode d’enseigner le plus de facilité qu’il est possible. C’est donc contredire ce principe que de faire traduire aux jeunes gens le latin tel qu’il est sorti des mains des auteurs qui écrivoient pour des hommes à qui cette langue étoit naturelle ; c’est le contredire que de n’en pas préparer la traduction par tout ce qui peut y rendre bien sensible la succession analytique. M. Chompré convient qu’il faut en établir l’intégrité, en suppléant les ellipses : pourquoi ne faudroit-il pas de même en fixer l’ordre, par ce que l’on appelle communément la construction ? Personne n’oseroit dire que ce ne fût un moyen de plus très-propre pour faciliter l’intelligence du texte ; & l’on est réduit à prétexter, que c’est détruire l’harmonie de la phrase latine ; « que c’est empêcher l’oreille d’en sentir le caractere, dépouiller la belle latinité de ses vraies parures, la réduire à la pauvreté des langues modernes, & accoutumer l’esprit à se familiariser avec la rusticité ». Méchan. des langues, pag. 128.

Eh ! que m’importe que l’on détruise un assortiment de sons qui n’a, ni ne peut avoir pour moi rien d’harmonieux, puisque je ne connois plus les principes de la vraie prononciation du latin ? Quand je les connoîtrois, ces principes, que m’importeroit qu’on laissât subsister l’harmonie, si elle m’empêchoit d’entendre le sens de la phrase ? Vous êtes chargé de m’enseigner la langue latine, & vous venez arrêter la rapidité des progrès que je pourrois y faire, par la manie que vous avez d’en conserver le nombre & l’harmonie. Laissez ce soin à mon maître de rhétorique ; c’est son vrai lot : le vôtre est de me mettre dans son plus grand jour la pensée qui est l’objet de la phrase latine, & d’écarter tout ce qui peut en empêcher ou en retarder l’intelligence. Dépouillez-vous de vos préjugés contre la marche des langues modernes, & adoucissez les qualifications odieuses dont vous flétrissez leurs procédés : il n’y a point de rusticité dans des procédés dictés par la nature, & suivis d’une façon ou d’une autre dans toutes les langues ; & il est injuste de les regarder comme pauvres, quand elles se prêtent à l’expression de toutes les pensées possibles ; la pauvreté consiste dans la seule privation du nécessaire, & quelquefois elle naît de la surabondance du superflu. Prenez garde que ce ne soit le cas de votre méthode, où le trop de vûes que vous embrassez pourroit bien nuire à celle que vous devez vous proposer uniquement.

Servius, Donat, Priscien, Isidore de Séville, connoissoient aussi-bien & mieux que vous, les effets & le prix de cette harmonie dont vous m’embarrassez, puisque le latin étoit leur langue naturelle. Vous avez vu cependant qu’ils n’y avoient aucun égard, dès que l’inversion leur sembloit jetter de l’ob-