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c’est le premier objet de toute langue : les deux autres supposent toujours le premier, qui en est l’instrument nécessaire.

Voulez-vous plaire par le rythme, par l’harmonie, c’est-à-dire, par une certaine convenance de syllabes, par la liaison, l’enchaînement, la proportion des mots entr’eux, de façon qu’il en résulte une cadence agréable pour l’oreille ? Commencez par vous faire entendre. Les mots les plus sonores, l’arrangement le plus harmonieux ne peuvent plaire que comme le feroit un instrument de musique : mais alors ce n’est plus la parole qui est essentiellement la manifestation des pensées par la voix.

Il est également impossible de toucher & d’intéresser, si l’on n’est pas entendu. Quoique mon intérêt ou le vôtre soit le motif principal qui me porte à vous adresser la parole, je suis toujours obligé de me faire entendre, & de me servir des moyens établis à cet effet dans la langue qui nous est commune. Ces moyens à la vérité peuvent bien être mis en usage par l’intérêt ; mais ils n’en dépendent en aucune maniere. C’est ainsi que l’intérêt engage le pilote à se servir de l’aiguille aimantée ; mais le mouvement instructif de cette aiguille est indépendant de l’intérêt du pilote.

L’objet principal de la parole est donc l’énonciation de la pensée. Or en quelque langue que ce puisse être, les mots ne peuvent exciter de sens dans l’esprit de celui qui lit ou qui écoute, s’ils ne sont assortis d’une maniere qui rende sensibles leurs rapports mutuels, qui sont l’image des relations qui se trouvent entre les idées mêmes que les mots expriment. Car quoique la pensée, opération purement spirituelle, soit par-là même indivisible, la Logique par le secours de l’abstraction, comme je l’ai dit ailleurs, vient pourtant à bout de l’analyser en quelque sorte, en considérant séparément les idées différentes qui en sont l’objet, & les relations que l’esprit apperçoit entr’elles. C’est cette analyse qui est l’objet immédiat de la parole ; ce n’est que de cette analyse que la parole est l’image : & la succession analytique des idées est en conséquence le prototype qui décide toutes les lois de la syntaxe dans toutes les langues imaginables. Anéantissez l’ordre analytique, les regles de la syntaxe sont par-tout sans raison, sans appui, & bien-tôt elles seront sans consistance, sans autorité, sans effet : les mots sans relation entr’eux ne formeront plus de sens, & la parole ne sera plus qu’un vain bruit.

Mais cet ordre est immuable, & son influence sur les langues est irrésistible, parce que le principe en est indépendant des conventions capricieuses des hommes & de leur mutabilité : il est fondé sur la nature même de la pensée, & sur les procédés de l’esprit humain qui sont les mêmes dans tous les individus de tous les lieux & de tous les tems, parce que l’intelligence est dans tous une émanation de la raison immuable & souveraine, de cette lumiere véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde, lux vera quæ illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum. Joan. I. 9.

Il n’y a que deux moyens par lesquels l’influence de l’ordre analytique puisse devenir sensible dans l’énonciation de la pensée par la parole. Le premier, c’est d’assujettir les mots à suivre dans l’élocution la gradation même des idées & l’ordre analytique. Le second, c’est de faire prendre aux mots des inflexions qui caractérisent leurs relations à cet ordre analytique, & d’en abandonner ensuite l’arrangement dans l’élocution à l’influence de l’harmonie, au feu de l’imagination, à l’intérêt, si l’on veut, des passions. Voilà le fondement de la division des langues en deux especes générales, que M. l’abbé

Girard (Princ. disc. j. tom. I. pag. 23.) appelle analogues & transpositives.

Il appelle langues analogues celles qui ont soumis leur syntaxe à l’ordre analytique, par le premier des deux moyens possibles : & il les nomme analogues, parce que leur marche est effectivement analogue, & en quelque sorte parallele à celle de l’esprit même, dont elle suit pas-à-pas les opérations.

Il donne le nom de transpositives à celles qui ont adopté le second moyen de fixer leur syntaxe d’après l’ordre analytique : & la dénomination de transpositives caractérise très-bien leur marche libre & souvent contraire à celle de l’esprit, qui n’est point imitée par la succession des mots, quoiqu’elle soit parfaitement indiquée par les livrées dont ils sont revêtus.

C’est en effet l’ordre analytique de la pensée qui fixe la succession des mots dans toutes les langues analogues ; & si elles se permettent quelques écarts, ils sont si peu considérables, si aisés à appercevoir & à rétablir, qu’il est facile de sentir que ces langues ont toujours les yeux sur la même boussole, & qu’elles n’autorisent ces écarts que pour arriver encore plus sûrement au but, tantôt parce que l’harmonie répand plus d’agrément sur le sentier détourné, tantôt parce que la clarté le rend plus sûr. C’est l’ordinaire dans toutes ces langues que le sujet précede le verbe, parce qu’il est dans l’ordre que l’esprit voye d’abord un être avant qu’il en observe la maniere d’être ; que le verbe soit suivi de son complément, parce toute action doit commencer avant que d’arriver à son terme ; que la préposition ait de même son complément après elle, parce qu’elle exprime de même un sens commencé que le complément acheve ; qu’une proposition incidente ne vienne qu’après l’antécédent qu’elle modifie, parce que, comme disent les Philosophes, priùs est esse quàm sic esse, &c. La correspondance de la marche des langues analogues à cette succession analytique des idées, est une vérité de fait & d’expérience ; elle est palpable dans la construction usuelle de la langue françoise, de l’italienne, de l’espagnole, de l’angloise, & de toutes les langues analogues.

C’est encore l’ordre analytique de la pensée, qui dans les langues transpositives détermine les inflexions accidentelles des mots. Un être doit exister avant que d’être tel ; & par analogie le nom doit être connu avant l’adjectif, & le sujet avant le verbe, sans quoi il seroit impossible de mettre l’adjectif en concordance avec le nom, ni le verbe avec son sujet : il faut avoir envisagé le verbe ou la préposition, avant que de penser à donner telle ou telle inflexion à leur complément, &c. &c. Ainsi quand Cicéron a dit, diuturni silentii finem hodiernus dies attulit, les inflexions de chacun de ces mots étoient relatives à l’ordre analytique, & le caractérisoient ; sans quoi leur ensemble n’auroit rien signifié. Que veut dire diuturnus silentium finis hodiernus dies afferre ? Rien du tout : mais de la phrase même de Cicéron je vois sortir un sens net & précis, par la connoissance que j’ai de la destination de chacune des terminaisons. Diuturni a été choisi par préférence, pour s’accorder avec silentii ; ainsi silentii est antérieur à diuturni, dans l’ordre analytique. Pourquoi le nom silentii, & par la raison de la concordance son adjectif diuturni, sont-ils au génitif ? C’est que ces deux mots forment un supplément déterminatif au nom appellatif finem ; ces deux mots font prendre finem dans une acception singuliere ; il ne s’agit pas ici de toute fin, mais de la fin du silence que l’orateur gardoit depuis long-tems : finem est donc la cause de l’inflexion oblique de silentii diuturni ; j’ai donc droit de conclure que finem