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me la cathégorie de l’étendue. Il y place Dieu même, & à plus forte raison y comprend-il l’ame de l’homme qu’il soutient corporelle.

Ce sentiment de Tertullien ne prenoit pourtant pas sa source comme celui des autres, dans l’opinion dominante ; il estimoit trop peu les Philosophes, & Platon lui-même, dont il disoit librement qu’il avoit fourni la matiere de toutes les hérésies. Il se trompoit ici par excès de religion, s’il étoit permis de s’exprimer de la sorte ; parce qu’une femme pieuse rapportoit que dans un moment d’extase, une ame s’étoit montrée à elle, revêtue des qualités sensibles, lumineuse, colorée, palpable, & qui plus est, d’une figure extérieurement humaine ; il crut devoir la maintenir corporelle, dans la crainte de blesser la foi. Circonspection dont on peut louer le motif, mais impardonnable entant que philosophe. Ce n’est pas qu’il ne dise quelquefois que l’ame est un esprit ; mais qu’en conclure, sinon que cette expression n’emporte point dans le langage des anciens ce qu’elle signifie dans le nôtre ? Par le mot esprit, nous concevons une intelligence pure, indivisible, simple ; eux n’entendoient qu’une substance plus déliée, plus agile, plus pénétrante que les corps exposés à la perception des sens.

Je sais que dans les écoles on justifie Tertullien, du-moins par rapport à la spiritualité de Dieu. Ils veulent que cet ancien docteur regarde les termes de substances & de corps comme synonymes ; ainsi lorsqu’on dit, qui peut nier que Dieu ne soit corps ? c’est comme si l’on disoit, qui peut nier que Dieu ne soit une substance ? Quant aux mots de spirituel & d’incorporel, ils ont chez Tertullien, selon les Scholastiques, un sens très-opposé. L’incorporel signifie le néant, le vuide, la privation de toute substance ; le spirituel au contraire désigne une substance, qui n’est point matérielle. Ainsi, lorsque Tertullien dit, que tout esprit est corps, il faut l’entendre en ce sens, que tout esprit est une substance.

C’est par ces distinctions que les Scholastiques prétendent réfuter les reproches que S. Augustin a faits à Tertullien d’avoir crû que Dieu étoit corporel ; il est assez singulier qu’ils se soient figurés que Tertullien ne connoissoit pas la valeur des termes latins, & qu’il exprimoit le mot de substance par celui de corps, & celui de néant par celui d’incorporel. Est-ce que tous les auteurs grecs & latins n’avoient pas fixé dans leurs écrits la véritable signification de ces termes ? Cette peine qu’on se donne pour justifier Tertullien, est aussi infructueuse que celle qu’ont pris certains Platoniciens modernes, dans le dessein de prouver que Platon avoit crû la création de la matiere. Le savant Fabricius a dit, en parlant d’eux, qu’ils avoient entrepris de blanchir un more.

S. Justin n’a pas eu des idées plus pures de la parfaite spiritualité qu’Origene & Tertullien. Il a dit en termes exprès, que les anges étoient corporels ; que le crime de ceux qui avoient péché, étoit de s’être laissé séduire par l’amour des femmes, & de les avoir connu charnellement. Certainement, je ne crois pas que personne s’avise de vouloir spiritualiser les anges de S. Justin, il leur fait faire des preuves trop fortes de leur corporéité. Quant à la nature de Dieu, ce pere ne l’a pas mieux connue que celle des autres êtres spirituels. « Toute la substance, dit-il, qui ne peut-être soûmise à aucune autre à cause de sa légéreté, a cependant un corps qui constitue son essence. Si nous appellons Dieu incorporel, ce n’est pas qu’il le soit ; mais c’est parce que nous sommes accoûtumés d’approprier certains noms à certaines choses, à désigner le plus respectueusement qu’il nous est possible, les attributs de la Divinité. Ainsi, parce que l’essence de

Dieu ne peut être apperçûe, & ne nous est point sensible, nous l’appellons incorporel ».

Tatien, philosophe chrétien, dont les ouvrages sont imprimés à la suite de ceux de S. Justin, parle dans ces termes de la spiritualité des anges & des démons : « Ils ont des corps qui ne sont point de chair, mais d’une matiere spirituelle, dont la nature est la même que celle du feu & de l’air. Ces corps spirituels ne peuvent être apperçûs que par ceux à qui Dieu en accorde le pouvoir, & qui sont éclairés par son esprit ». On peut juger par cet échantillon des idées que Tatien a eues de la véritable spiritualité.

S. Clément d’Aléxandrie a dit en termes formels, que Dieu étoit corporel. Après cela, il est inutile de rapporter s’il croyoit les ames corporelles ; on le sent bien sans doute. Quant aux anges, il leur faisoit prendre les mêmes plaisirs que S. Justin ; plaisirs où le corps est autant nécessaire que l’ame.

Lactance croyoit l’ame corporelle. Après avoir examiné toutes les opinions des Philosophes sur la matiere dont l’essence de l’ame est composée, & les avoir toutes regardées comme incertaines ; il dit qu’elles ont toutes cependant quelque chose de véritable, notre ame ou le principe de notre vie étant dans le sang, dans la chaleur & dans l’esprit ; mais qu’il est impossible de pouvoir exprimer la nature qui résulte de ce mélange, parce qu’il est plus facile d’en voir les opérations que de la définir. Le même auteur ayant établi par ces principes la corporéité de l’ame, dit qu’elle est quelque chose de semblable à Dieu. Il rend par conséquent Dieu matériel, sans s’en appercevoir, & sans connoître son erreur ; car selon les idées de son siecle, quoique ce fût celui de Constantin, un esprit étoit un corps composé de matiere subtile. Ainsi, disant que l’ame étoit corps, & cependant quelque chose de semblable à Dieu, il ne croyoit pas dégrader davantage la nature divine & la spiritualité, que lorsque nous assûrons aujourd’hui que l’ame étant spirituelle, est d’une nature semblable à celle de Dieu.

Arnobe n’est pas moins précis ni moins formel sur la corporéité spirituelle que Lactance. On pourroit lui joindre S. Hilaire, qui dans la suite pensa que l’ame étoit étendue ; S. Grégoire de Nazianze, qui disoit qu’on ne pouvoit concevoir un esprit, sans concevoir du mouvement & de la diffusion ; S. Grégoire de Nysse, qui parloit d’une sorte de transmigration inconcevable sans matérialité ; S. Ambroise qui divisoit l’ame en deux parties, division qui la dépouilloit de son essence en la privant de sa simplicité ; Cassien qui pensoit & s’expliquoit presque de même ; & enfin Jean de Thessalonique, qui au septieme concile avance, comme un article de tradition attestée par S. Athanase, par S. Basile & par S. Méthode, que ni les anges, ni les démons, ni les ames humaines ne sont dégagés de la matiere. Déja néanmoins de grands personnages avoient enseigné dans l’Eglise une philosophie plus correcte ; mais l’ancien préjugé se conservoit apparemment dans quelques esprits, & se montroit encore une fois pour ne plus reparoitre.

Les Grecs modernes ont été à peu-près dans les mêmes idées que les anciens. Ce sentiment est appuyé de l’autorité de M. de Beausobre, l’un des plus savans hommes qu’il y ait eu en Europe. Voici comme il parle dans son histoire de Manichée & du Manichéisme : « Quand je considere, dit-il, la maniere dont ils expliquent l’union des deux natures en J. C. je ne puis m’empêcher d’en conclure, qu’ils ont crû la nature divine corporelle. L’incarnation, disent-ils, est un parfait mélange des deux natures : la nature spirituelle & subtile pénetre la nature matérielle & corporelle jusqu’à ce qu’elle soit