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situations, dans quelques circonstances : l’honneur est par-tout un mobile plus constamment actif. Les couronnes civiques & murales, les noms des pays de conquêtes donnés aux vainqueurs, les triomphes excitoient aux grandes actions les ames romaines, plus que l’amour de la patrie. Qu’on ne me dise point que je confonds ici l’honneur & la gloire, je sçais les distinguer, mais je crois que par-tout où on aime la gloire, il y a de l’honneur. Il soutient avec la vertu les faisceaux du consul & le sceptre des rois ; l’honneur ou la vertu dans la république, dans la monarchie, sont le principal ressort, selon la nature des lois, la puissance, l’étendue, les dangers, la prospérité de l’état.

Dans les grands empires, on est plus conduit par l’honneur, par le desir & l’espérance de l’estime. Dans les petits états il y a plus, l’amour de l’ordre politique & de la patrie ; il regne dans ces derniers un ordre plus parfait. Dans les petits états, on aime la patrie, parce que les liens qui attachent à elle, ne sont presque que ceux de la nature ; les citoyens sont unis entr’eux par le sang, & par de bons offices mutuels ; l’état n’est qu’une famille, à laquelle se rapportent tous les sentimens du cœur, toujours plus forts, à proportion qu’ils s’étendent moins. Les grandes fortunes y sont impossibles, & la cupidité moins irritée ne peut s’y couvrir de ténebres ; les mœurs y sont pures, & les vertus sociales y sont des vertus politiques.

Remarquez que Rome naissante & les petites républiques de la Grece, où a regné l’enthousiasme de la patrie, étoient souvent en danger ; la moindre guerre menaçoit leur constitution & leur liberté. Les citoyens, dans de grands périls, faisoient naturellement de grands efforts ; ils avoient à espérer du succès de la guerre, la conservation de tout ce qu’ils avoient de plus cher. Rome a moins montré l’amour extrême de la patrie, dans la guerre contre Pyrrhus, que dans la guerre contre Porsenna, & moins dans la guerre contre Mithridate, que dans la guerre contre Pyrrhus.

Dans un grand état, soit république, soit monarchie, les guerres sont rarement dangereuses pour la constitution de l’état, & pour les fortunes des citoyens. Le peuple n’a souvent à craindre que la perte de quelques places frontieres ; le citoyen n’a rien à espérer du succès de la nation ; il est rarement dans des circonstances où il puisse sentir & manifester l’enthousiasme de la patrie. Il faut que ces grands états soient menacés d’un malheur qui entraîneroit celui de chaque citoyen, alors le patriotisme se reveille. Quand le roi Guillaume eut repris Namur, on établit en France la capitation, & les citoyens charmés de voir une nouvelle ressource pour l’état, reçurent l’édit de cet impôt avec des cris de joie. Annibal, aux portes de Rome, n’y causa ni plus de douleurs, ni plus d’allarmes, que de nos jours en ressentit la France pendant la maladie de son roi. Si la perte de la fameuse bataille d’Hochted a fait faire des chansons aux François mécontens du ministre ; le peuple de Rome, après la défaite des armées romaines, a joui plus d’une fois de l’humiliation de ses magistrats.

Mais, pourquoi cet honneur mobile presque toujours principal dans tous les gouvernemens, est-il quelquefois si bizarre ? pourquoi le place-t-on dans des usages ou puériles, ou funestes ? pourquoi impose-t-il quelquefois des devoirs que condamnent la nature, la raison épurée & la vertu ? & pourquoi dans certains tems est-il particulierement attribué à certaines qualités, certaines actions, & dans d’autres tems, à des actions & à des qualités d’un genre opposé ?

Il faut se rappeller le grand principe de l’utilité de David Hume : c’est l’utilité qui décide toujours de

notre estime. L’homme qui peut nous être utile est l’homme que nous honorons ; & chez tous les peuples, l’homme sans honneur est celui qui par son caractere est censé ne pouvoir servir la société.

Mais certaines qualités, certains talens, sont en divers tems plus ou moins utiles ; honorés d’abord, ils le sont moins dans la suite. Pour trouver les causes de cette différence, il faut prendre la société dans sa naissance, voir l’honneur à son origine, suivre la société dans ses progrès, & l’honneur dans ses changemens.

L’homme dans les forêts où la nature l’a placé, est né pour combattre l’homme & la nature. Trop foible contre ses semblables, & contre les tigres, il s’associe aux premiers pour combattre les autres. D’abord la force du corps est le principal mérite ; la débilité est d’autant plus méprisée, qu’avant l’invention de ces armes, avec lesquels un homme foible peut combattre sans desavantage, la force du corps étoit le fondement de la valeur. La violence fût-elle injuste, n’ôte point l’honneur. La plus douce des occupations est le combat ; il n’y a de vertus que le courage, & de belles actions que les victoires. L’amour de la vérité, la franchise, la bonne-foi, qualités qui supposent le courage, sont après lui les plus honorées ; & après la foiblesse, rien n’avilit plus que le mensonge. Si la communauté des femmes n’est pas établie, la fidélité conjugale sera leur honneur, parce qu’elles doivent, sans secours, préparer le repas des guerriers, garder & défendre la maison, élever les enfans ; parce que les états étant encore égaux, la convenance des personnes décide des mariages ; que le choix & les engagemens sont libres, & ne laissent pas d’excuse à qui peut les rompre. Ce peuple grossier est nécessairement superstitieux, & la superstition déterminera l’espece de son honneur, dans la persuasion que les dieux donnent la victoire à la bonne cause. Les différens se decideront par le combat, & le citoyen, par honneur, versera le sang du citoyen. On croit qu’il y a des fées qui ont un commerce avec les dieux, & le respect qu’on a pour elles, s’étend à tout leur sexe. On ne croit point qu’une femme puisse manquer de fidélité à un homme estimable, & l’honneur de l’époux dépend de la chasteté de son épouse.

Cependant les hommes dans cet état, éprouvent sans cesse de nouveaux besoins. Quelques-uns d’entr’eux inventent des arts, des machines. La société entiere en jouit, l’inventeur est honoré, & l’esprit commence à être un mérite respecté. A mesure que la société s’étend & se polit, il naît une multitude de rapports d’un seul à plusieurs ; les rivalités sont plus fréquentes, les passions s’entreheurtent ; il faut des lois sans nombre ; elles sont séveres, elles sont puissantes, & les hommes forcés à se combatre toujours, le sont à changer d’armes. L’artifice & la dissimulation sont en usage ; on a moins d’horreur de la fausseté, & la prudence est honorée. Mille qualités de l’ame se découvrent, elles prennent des noms, elles ont un usage : elles placent les hommes dans des classes plus distinguées les unes des autres, que les nations ne l’étoient des nations. Ces classes de citoyens ont de l’honneur des idées différentes.

La supériorité des lumieres obtient la principale estime ; la force de l’ame est plus respectée que celle du corps. Le législateur attentif excite les talens les plus nécessaires ; c’est alors qu’il distribue ce qu’on appelle les honneurs. Ils sont la marque distinctive par laquelle il annonce à la nation qu’un tel citoyen est un homme de mérite & d’honneur. Il y a des honneurs pour toutes les classes. Le cordon de S. Michel est donné au négociant habile & à l’artisan industrieux ; pourquoi n’en décoreroit-on pas le fermier intelligent, laborieux, économe, qui fructifie la terre ?