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essentielle au bien de la société, c’est être mauvais citoyen que de l’en priver ; si elle est de pure curiosité, elle ne valoit ni la peine d’être faite, ni celle d’être cachée : utile ou non, c’est entendre mal l’intérêt de sa réputation que de la tenir secrette ; ou elle se perd après la mort de l’inventeur qui s’est tu, ou un autre y est conduit & partage l’honneur de l’invention. Il faut avoir égard en tout au jugement de la postérité, & reconnoître qu’elle se plaindra de notre silence, comme nous nous plaignons de la taciturnité & des hiéroglyphes des prêtres égyptiens, des nombres de Pythagore, & de la double doctrine de l’académie.

A juger de celle d’Orphée d’après les fragmens qui nous en restent épars dans les auteurs, il pensoit que Dieu & le chaos co-existoient de toute éternité ; qu’ils étoient unis, & que Dieu renfermoit en lui tout ce qui est, fut, & sera ; que la lune, le soleil, les étoiles, les dieux, les déesses & tous les êtres de la nature, étoient émanés de son sein ; qu’ils ont la même essence que lui ; qu’il est présent à chacune de leurs parties ; qu’il est la force qui les a développées & qui les gouverne ; que tout est de lui, & qu’il est en tout ; qu’il y a autant de divinités sûbalternes, que de masses dans l’Univers ; qu’il faut les adorer ; que le Dieu créateur, le Dieu générateur, est incompréhensible ; que répandu dans la collection générale des êtres, il n’y a qu’elle qui puisse en être une image ; que tout étant de lui, tout y retournera ; que c’est en lui que les hommes pieux trouveront la récompense de leurs vertus ; que l’ame est immortelle, mais qu’il y a des lustrations, des cérémonies qui la purgent de ses fautes, & qui la restituent à son principe aussi sainte qu’elle en est émanée, &c.

Il admettoit des esprits, des démons & des héros. Il disoit : l’air fut le premier être qui émana du sein de Dieu ; il se plaça entre le chaos & la nuit. Il s’engendra de l’air & du chaos un œuf, dont Orphée fait éclore une chaîne de puérilités peu dignes d’être rapportées.

On voit en général qu’il reconnoissoit deux substances nécessaires, Dieu & le chaos ; Dieu principe actif ; le chaos ou la matiere informe, principe passif.

Il pensoit encore que le monde finiroit par le feu, & que des cendres de l’Univers embrase, il en renaîtroit un autre.

Que l’opinion, que les planetes & la plûpart des corps célestes sont habités comme notre terre, soit d’Orphée ou d’un autre, elle est bien ancienne. Je regarde ces lambeaux de philosophie, que le tems a laissés passer jusqu’à nous, comme ces planches que le vent pousse sur nos côtes après un naufrage, & qui nous permettent quelquefois de juger de la grandeur du bâtiment.

Je ne dis rien de sa descente aux enfers ; j’abandonne cette fiction aux Poëtes. On peut croire de sa mort tout ce qu’on voudra ; ou qu’après la perte d’Euridice il se mit à prêcher le célibat, & que les femmes indignées le massacrerent pendant la célébration des fêtes de Bacchus ; ou que ce dieu vindicatif qu’il avoit négligé dans ses chants, & Vénus dont il avoit abjuré le culte pour un autre qui lui déplaît, irriterent les bacchantes qui le déchirerent ; ou qu’il fut foudroyé par Jupiter, comme la plûpart des héros des tems fabuleux ; ou que les Thraciennes se défirent d’un homme qui entraînoit à sa suite leurs maris ; ou qu’il fut la victime des peuples qui supportoient impatiemment le joug des lois qu’il leur avoit imposées : toutes ces opinions ne sont guere plus certaines, que ce que le poëte de la métamorphose a chanté de sa tête & de sa lyre.

Caput, Hæbre, lyramque
Excipis, &, mirum, medio dum labitur amne,

Flebile nescio quid queritur lyra, flebile linguæ
Murmur at exanimis ; respondent flebile ripæ.


« Sa tête étoit portée sur les flots ; sa langue murmuroit je ne sai quoi de tendre & d’inarticulé, que répétoient les rivages plaintifs ; & les cordes de sa lyre frappées par les ondes, rendoient encore des sons harmonieux ». O douces illusions de la Poésie, vous n’avez pas moins de charmes pour moi que la vérité ! puissiez-vous me toucher & me plaire jusque dans mes derniers instans !

Les ouvrages qui nous restent sous le nom d’Orphée, & ceux qui parurent au commencement de l’ere chrétienne, au milieu de la dissension des Chrétiens, des Juifs & des Philosophes payens, sont tous supposés ; ils ont été répandus ou par des Juifs, qui cherchoient à se mettre en considération parmi les Gentils ; ou par des chrétiens, qui ne dédaignoient pas de recourir à cette petite ruse, pour donner du poids à leurs dogmes aux yeux des Philosophes ; ou par des philosophes même, qui s’en servoient pour appuyer leurs opinions de quelque grande autorité. On faisoit un mauvais livre ; on y inseroit les dogmes qu’on vouloit accréditer, & l’on écrivoit à la tête le nom d’un auteur célebre : mais la contradiction de ces différens ouvrages rendoit la fourberie manifeste.

Musée fut disciple d’Orphée ; il eut les mêmes talens & la même philosophie, & il obtint chez les Grecs les mêmes succès & les mêmes honneurs. On lui attribue l’invention de la sphere ; mais on la revendique en faveur d’Atlas & d’Anaximandre. Le poëme de Léandre & Héro, & l’hymne qui porte le nom de Musée, ne sont pas de lui ; tandis que des auteurs disent qu’il est mort à Phalere, d’autres assûrent qu’il n’a jamais existé. La plûpart de ces hommes anciens qui faisoient un si grand secret de leurs connoissances, ont réussi jusqu’à rendre leur existence même douteuse.

Thamyris succede à Musée dans l’histoire fabuleuse ; il remporte le prix aux jeux pithiens, défie les muses au combat du chant, en est vaincu & puni par la perte de la vûe & l’oubli de ses talens. On a dit de Thamyris ce qu’Ovide a dit d’Orphée :

Ille etiam Thracum populis fuit autor, amorem
In teneros transferre mares, citràque juventam
Ætatis breve ver & primos carpere flores.


Voilà un vilain art bien contesté.

Amphion contemporain de Thamyris, ajoûte trois cordes à la lyre d’Orphée ; il adoucit les mœurs des Thébains. Trois choses, dit Julien, le rendirent grand poëte, l’étude de la Philosophie, le génie, & l’oisiveté.

Melampe qui parut après Amphion, fut théologien, philosophe, poëte & medecin ; on lui éleva des temples après sa mort, pour avoir guéri les filles de Prætus de la fureur utérine : on dit que ce fut avec l’ellébore.

Hésiode, successeur de Melampe, fut contemporain & rival d’Homere. Nous laisserons les particularités de sa vie qui sont assez incertaines, & nous donnerons l’analyse de sa théogonie.

Le Chaos, dit Hésiode, étoit avant tout. La Terre fut après le Chaos ; & après la Terre, le Tartare dans les entrailles de la Terre : alors l’Amour naquit, l’Amour le plus ancien & le plus beau des immortels. Le Chaos engendra l’Erebe & la Nuit ; la nuit engendra l’Air & le Jour ; la Terre engendra le Ciel, la Mer & les Montagnes ; le Ciel & la Terre s’unirent, & ils engendrerent l’Océan, des fils, des filles ; & après ces enfans, Saturne, les Cyclopes, Bronte, Stérope & Argé, fabricateurs de foudres ; & après les Cyclopes, Cotté, Briare & Cygès. Dès le commencement les enfans de la Terre & du Ciel se brouillerent avec le