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le cultivateur ne peut pas faire les frais d’une bonne culture. Un homme pauvre qui ne tire de la terre par son travail que des denrées de peu de valeur, comme des pommes de terre, du blé noir, des châtaignes, &c. qui s’en nourrit, qui n’achete rien & ne vend rien, ne travaille que pour lui seul : il vit dans la misere ; lui, & la terre qu’il cultive, ne rapportent rien à l’état.

Tel est l’effet de l’indigence dans les provinces où il n’y a pas de laboureurs en état d’employer les paysans, & où ces paysans trop pauvres ne peuvent se procurer par eux-mêmes que de mauvais alimens & de mauvais vêtemens.

Ainsi l’emploi des hommes à la culture peut être infructueux dans un royaume ou ils n’ont pas les richesses nécessaires pour préparer la terre à porter de riches moissons. Mais les revenus des biens-fonds sont toûjours assûrés dans un royaume bien peuplé de riches laboureurs.

V. Les travaux de l’industrie contribuent à l’augmentation des revenus des biens-fonds, & les revenus des biens-fonds soutiennent les travaux d’industrie. Une nation qui, par la fertilité de son sol, & par la difficulté des transports, auroit annuellement une surabondance de denrées qu’elle ne pourroit vendre à ses voisins, & qui pourroit leur vendre des marchandises de main-d’œuvre faciles à transporter, auroit intérêt d’attirer chez elle beaucoup de fabriquans & d’artisans qui consommeroient les denrées du pays, qui vendroient leurs ouvrages à l’étranger, & qui augmenteroient les richesses de la nation par leurs gains & par leur consommation.

Mais alors cet arrangement n’est pas facile ; parce que les fabriquans & artisans ne se rassemblent dans un pays qu’à proportion des revenus actuels de la nation ; c’est-à-dire à proportion qu’il y a des propriétaires ou des marchands qui peuvent acheter leurs ouvrages à-peu-près aussi cher qu’ils les vendroient ailleurs, & qui leur en procureroient le débit à mesure qu’ils les fabriqueroient ; ce qui n’est guere possible chez une nation qui n’a pas elle-même le débit de ses denrées, & où la non-valeur de ces mêmes denrées ne produit pas actuellement assez de revenu pour établir des manufactures & des travaux de main-d’œuvre.

Un tel projet ne peut s’exécuter que fort lentement. Plusieurs nations qui l’ont tenté ont même éprouvé l’impossibilité d’y réussir.

C’est le seul cas cependant ou le gouvernement pourroit s’occuper utilement des progrès de l’industrie dans un royaume fertile.

Car lorsque le commerce du crû est facile & libre, les travaux de main-d’œuvre sont toûjours assûrés infailliblement par les revenus des biens-fonds.

VI. Une nation qui a un grand commerce de denrées de son crû, peut toûjours entretenir, du-moins pour elle, un grand commerce de marchandises de main-d’œuvre. Car elle peut toûjours payer à proportion des revenus de ses biens-fonds les ouvriers qui fabriquent les ouvrages de main d’œuvre, dont elle a besoin.

Ainsi le commerce d’ouvrages d’industrie appartient aussi sûrement à cette nation, que le commerce des denrées de son crû.

VII. Une nation qui a peu de commerce de denrées de son crû, & qui est réduite pour subsister à un commerce d’industrie, est dans un état précaire & incertain. Car son commerce peut lui être enlevé par d’autres nations rivales qui se livreroient avec plus de succès à ce même commerce.

D’ailleurs cette nation est toûjours tributaire & dépendante de celles qui lui vendent les matieres de premier besoin. Elle est réduite à une économie rigoureuse, parce qu’elle n’a point de revenu à dé-

penser ; & qu’elle ne peut étendre & soûtenir son

trafic, son industrie & sa navigation, que par l’épargne ; au lieu que celles qui ont des biens-fonds, augmentent leurs revenus par leur consommation.

VIII. Un grand commerce intérieur de marchandises de main-d’œuvre ne peut subsister que par les revenus des biens-fonds. Il faut examiner dans un royaume la proportion du commerce extérieur & du commerce intérieur d’ouvrages d’industrie ; car si le commerce intérieur de marchandises de main-d’œuvre étoit, par exemple, de trois millions, & le commerce extérieur d’un million, les trois quarts de tout ce commerce de marchandises de main-d’œuvre seroient payées par les revenus des biens-fonds de la nation, puisque l’étranger n’en payeroit qu’un quart.

Dans ce cas, les revenus des biens-fonds seroient la principale richesse du royaume. Alors le principal objet du gouvernement seroit de veiller à l’entretien & à l’accroissement des revenus des biens-fonds.

Les moyens consistent dans la liberté du commerce & dans la conservation des richesses des cultivateurs. Sans ces conditions, les revenus, la population, & les produits de l’industrie s’anéantissent.

L’agriculture produit deux sortes de richesses : savoir le produit annuel des revenus des propriétaires, & la restitution des frais de la culture.

Les revenus doivent être dépensés pour être distribues annuellement à tous les citoyens, & pour subvenir aux subsides de l’état.

Les richesses employées aux frais de la culture, doivent être reservées aux cultivateurs, & être exemptes de toutes impositions ; car si on les enleve, on détruit l’agriculture, on supprime les gains des habitans de la campagne, & on arrête la source des revenus de l’état.

IX. Une nation qui a un grand territoire, & qui fait baisser le prix des denrées de son crû pour favoriser la fabrication des ouvrages de main-d’œuvre, se détruit de toutes parts. Car si le cultivateur n’est pas dédommagé des grands frais que la culture exige, & s’il ne gagne pas, l’agriculture périt ; la nation perd les revenus de ses biens-fonds ; les travaux des ouvrages de main-d’œuvre diminuent, parce que ces travaux ne peuvent plus être payés par les propriétaires des biens-fonds ; le pays se dépeuple par la misere & par la desertion des fabriquans, artisans, manouvriers & paysans, qui ne peuvent subsister qu’à proportion des gains que leur procurent les revenus de la nation.

Alors les forces du royaume se détruisent ; les richesses s’anéantissent, les impositions surchargent les peuples, & les revenus du souverain diminuent.

Ainsi une conduite aussi mal entendue suffiroit seule pour ruiner un état.

X. Les avantages du commerce extérieur ne consistent pas dans l’accroissement des richesses pécuniaires. Le surcroît de richesses que procure le commerce extérieur d’une nation, peut n’être pas un surcroît de richesses pécuniaires, parce que le commerce extérieur peut se faire avec l’étranger par échange d’autres marchandises qui se consomment par cette nation. Mais ce n’est pas moins pour cette même nation une richesse dont elle joüit, & qu’elle pourroit par économie convertir en richesses pécuniaires pour d’autres usages.

D’ailleurs les denrées envisagées comme marchandises, sont tout ensemble richesses pécuniaires & richesses réelles. Un laboureur qui vend son blé à un marchand, est payé en argent ; il paye avec cet argent le propriétaire, la taille, ses domestiques, ses ouvriers, & achete les marchandises dont il a