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cette abondance étoit une heureuse suite du gouvernement économique de M. de Sully. Ce grand ministre ne desiroit, pour procurer des revenus au roi & à la nation, & pour soutenir les forces de l’état, que des laboureurs, des vignerons, & des bergers.

Le rétablissement de notre culture suppose aussi l’accroissement de la population ; les progrès de l’un & de l’autre doivent aller ensemble ; le prix des grains doit surpasser les frais de culture : ainsi il faut que la consommation intérieure & la vente à l’étranger, entretiennent un profit certain sur le prix des grains. La vente à l’étranger facilite le débit, ranime la culture, & augmente le revenu des terres ; l’accroissement des revenus procure de plus grandes dépenses qui favorisent la population, parce que l’augmentation des dépenses procure des gains à un plus grand nombre d’hommes. L’accroissement de la population étend la consommation ; la consommation soûtient le prix des denrées qui se multiplient par la culture à-proportion des besoins des hommes, c’est-à-dire à-proportion que la population augmente. Le principe de tous ces progrès est donc l’exportation des denrées du crû ; parce que la vente à l’étranger augmente les revenus ; que l’accroissement des revenus augmente la population ; que l’accroissement de la population augmente la consommation ; qu’une plus grande consommation augmente de plus en plus la culture, les revenus des terres & la population ; car l’augmentation des revenus augmente la population, & la population augmente les revenus.

Mais tous ces accroissemens ne peuvent commencer que par l’augmentation des revenus ; voilà le point essentiel & le plus ignoré ou du-moins le plus négligé en France : on n’y a pas même reconnu dans l’emploi des hommes, la différence du produit des travaux qui ne rendent que le prix de la main-d’œuvre, d’avec celui des travaux qui payent la main-d’œuvre & qui procurent des revenus. Dans cette inattention on a préféré l’industrie à l’Agriculture, & le commerce des ouvrages de fabrication au commerce des denrées du crû : on a même soûtenu des manufactures & un commerce de luxe au préjudice de la culture des terres.

Cependant il est évident que le gouvernement n’a point d’autres moyens pour faire fleurir le Commerce, & pour soûtenir & étendre l’industrie, que de veiller à l’accroissement des revenus ; car ce sont les revenus qui appellent les marchands & les artisans, & qui payent leurs travaux. Il faut donc cultiver le pié de l’arbre, & ne pas borner nos soins à gouverner les branches ; laissons-les s’arranger & s’étendre en liberté, mais ne négligeons pas la terre qui fournit les sucs nécessaires à leur végétation & à leur accroissement. M. Colbert tout occupé des manufactures, a crû cependant qu’il falloit diminuer la taille, & faite des avances aux cultivateurs, pour relever l’Agriculture qui dépérissoit ; ce qu’il n’a pû concilier avec les besoins de l’état : mais il ne parle pas des moyens essentiels, qui consistent à assujettir la taille à une imposition reglée & à établir invariablement la liberté du commerce des grains : l’Agriculture fut négligée ; les guerres qui étoient continuelles, la milice qui dévastoit les campagnes, diminuerent les revenus du royaume ; les traitans, par des secours perfides, devinrent les suppôts de l’état ; la prévoyance du ministre s’étoit bornée à cette malheureuse ressource, dont les effets ont été si funestes à la France[1].

La culture du blé est fort chere ; nous avons beaucoup plus de terres qu’il ne nous en faut pour cette culture ; il faudroit la borner aux bonnes terres, dont le produit surpasseroit de beaucoup les frais d’une bonne culture. Trente millions d’arpens de bonnes terres formeroient chaque année une sole de 10 millions d’arpens qui porteroient du blé : de bonnes terres bien cultivées, produiroient au-moins, année commune, six septiers par arpent, semence prélevée : ainsi la sole de dix millions d’arpens donneroit, la dixme comprise, au-moins 65 millions de septiers de blé.[2] La consommation intérieure venant à augmenter, & la liberté du commerce du blé étant pleinement rétablie, le prix de chaque septier de blé, année commune, peut être évalué à 18 liv. un peu plus ou moins, cela importe peu ; mais à 18 liv. le produit seroit de 108 liv. non compris la dixme.

Pour déterminer plus sûrement le prix commun du blé, l’exportation étant permise, il faut faire attention aux variations des produits des récoltes & des prix du blé selon ces produits. On peut juger de l’état de ces variations dans le cas de l’exportation, en se reglant sur celles qui arrivent en Angleterre, où elles ne s’étendent depuis nombre d’années, qu’environ depuis 18 jusqu’à 22 liv. Il est facile de comprendre pourquoi ces variations y sont si peu considérables : l’Agriculture a fait de très-grands progrès dans ce royaume ; les récoltes, quelque foibles qu’elles y soient, sont toûjours plus que suffisantes pour la subsistance des habitans. Si notre agriculture étoit en bon état, nous recueillerions dans une mauvaise année à-peu-près autant de blé que nous en fournit aujourd’hui une bonne récolte : ainsi on ne pourroit, sans des accidens extraordinaires, éprouver la disette dans un royaume où les moindres récoltes jointes à ce qui resteroit nécessairement des bonnes années, seroient toûjours au-dessus des besoins des habitans. On peut en juger par l’exposition que nous allons donner des variations des récoltes que produit une bonne culture selon la diversité des années. On y remarquera qu’une mauvaise récolte de 10 millions d’arpens donne 40 millions de septiers de blé sans la récolte d’une même quantité d’arpens ensemencés en grains de Mars.

  1. Le financier citoyen, chap. iij. & jv.
  2. Nous supposons que chaque arpent produise six septiers, semence prélevée : nous savons cependant qu’un bon arpent de terre bien cultivé doit produire davantage. Nous avons jugé à-propos, pour une plus grande sûreté dans l’estimation, de nous fixer à ce produit ; mais afin qu’on puisse juger de ce que peut rapporter un arpent de terre, dans le cas dont il s’agit ici, nous en citerons un exemple tiré de l’article Ferme, donné par M. le Roy, lieutenant des chasses du parc de Versailles. « J’ai actuellement, dit l’auteur, sous les yeux une ferme qui est de plus de trois cents arpens, dont les terres sont bonnes sans être du premier ordre. Elles étoient il y a quatre ans entre les mains d’un fermier qui les labouroit assez bien, mais qui les fumoit très-mal, parce qu’il vendoit ses pailles, & nourrissoit peu le bétail. Ces terres ne rapportoient que trois à quatre septiers de blé par arpent dans les meilleures années ; il s’est ruiné, & on l’a contraint de remettre sa ferme à un autre cultivateur plus industrieux. Tout a changé de face ; la dépense n’a point été épargnée ; les terres encore mieux labourées qu’elles n’étoient, ont été couvertes de troupeaux & de fumier : en deux ans elles ont été améliorées au point de rapporter dix septiers de blé par arpent, & d’en faire espérer encore plus par la suite. Ce succès sera répété toutes les fois qu’il sera tenté. Multiplions nos troupeaux, nous doublerons presque nos récoltes. Puisse cette persuasion frapper également les fermiers & les propriétaires ! Si elle devenoit générale, si elle étoit encouragée, nous verrions bientôt l’Agriculture faire des progrès rapides, nous lui devrions l’abondance avec tous ses effets ».