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sans regle, à produire le monstrueux à côté du sublime, à rouler impétueusement l’or & le limon tout ensemble. La raison donne donc au génie qui crée une liberté entiere ; elle lui permet de s’épuiser jusqu’à ce qu’il ait besoin de repos, comme ces coursiers fougueux dont on ne vient à bout qu’en les fatiguant. Alors elle revient séverement sur les productions du génie ; elle conserve ce qui est l’effet du véritable enthousiasme, elle proscrit ce qui est l’ouvrage de la fougue, & c’est ainsi qu’elle fait éclorre les chefs-d’œuvre. Quel écrivain, s’il n’est pas entierement dépourvû de talent & de goût, n’a pas remarqué que dans la chaleur de la composition une partie de son esprit reste en quelque maniere à l’écart pour observer celle qui compose & pour lui laisser un libre cours, & qu’elle marque d’avance ce qui doit être effacé ?

Le vrai philosophe se conduit à-peu-près de la même maniere pour juger que pour composer ; il s’abandonne d’abord au plaisir vif & rapide de l’impression ; mais persuadé que les vraies beautés gagnent toûjours à l’examen, il revient bien-tôt sur ses pas, il remonte aux causes de son plaisir, il les démêle, il distingue ce qui lui a fait illusion d’avec ce qui l’a profondément frappé, & se met en état par cette analyse de porter un jugement sain de tout l’ouvrage.

On peut, ce me semble, d’après ces réflexions, répondre en deux mots à la question souvent agitée, si le sentiment est préférable à la discussion pour juger un ouvrage de goût. L’impression est le juge naturel du premier moment, la discussion l’est du second. Dans les personnes qui joignent à la finesse & à la promptitude du tact, la netteté & la justesse de l’esprit, le second juge ne fera pour l’ordinaire que confirmer les arrêts rendus par le premier. Mais, dira-t-on, comme ils ne seront pas toûjours d’accord, ne vaudroit-il pas mieux s’en tenir dans tous les cas à la premiere décision que le sentiment prononce ? quelle triste occupation de chicaner ainsi avec son propre plaisir ! & quelle obligation aurons-nous à la Philosophie, quand son effet sera de le diminuer ? Nous répondrons avec regret, que tel est le malheur de la condition humaine : nous n’acquérons guere de connoissances nouvelles que pour nous desabuser de quelque illusion, & nos lumieres sont presque toûjours aux dépens de nos plaisirs. La simplicité de nos ayeux étoit peut-être plus fortement remuée par les pieces monstrueuses de notre ancien théatre, que nous ne le sommes aujourd’hui par la plus belle de nos pieces dramatiques. Les nations moins éclairées que la nôtre ne sont pas moins heureuses, parce qu’avec moins de desirs elles ont aussi moins de besoins, & que des plaisirs grossiers ou moins raffinés leur suffisent : cependant nous ne voudrions pas changer nos lumieres pour l’ignorance de ces nations & pour celle de nos ancêtres. Si ces lumieres peuvent diminuer nos plaisirs, elles flattent en même tems notre vanité ; on s’applaudit d’être devenu difficile, on croit avoir acquis par-là un degré de mérite. L’amour-propre est le sentiment auquel nous tenons le plus, & que nous sommes le plus empressés de satisfaire ; le plaisir qu’il nous fait prouver n’est pas comme beaucoup d’autres, l’effet l’une impression subite & violente, mais il est plus continu, plus uniforme, & plus durable, & se laisse goûter à plus longs traits.

Ce petit nombre de réflexions paroît devoir suffire pour justifier l’esprit philosophique des reproches que l’ignorance ou l’envie ont coûtume de faire. Observons en finissant, que quand ces reproches seroient fondés, ils ne seroient peut-être convenables & ne devroient avoir de poids que dans la bouche des véritables philosophes ; ce seroit à eux seuls qu’il appartiendroit de fixer l’usage & les bornes de

l’esprit philosophique, comme il n’appartient qu’aux écrivains qui ont mis beaucoup d’esprit dans leurs ouvrages, de parler contre l’abus qu’on peut en faire. Mais le contraire est malheureusement arrive ; ceux qui possedent & qui connoissent le moins l’esprit philosophique en sont parmi nous les plus ardens détracteurs, comme la Poésie est décriée par ceux qui n’en ont pas le talent, les hautes sciences par ceux qui en ignorent les premiers principes, & notre siecle par les écrivains qui lui font le moins d honneur. (O)

Gout, en Architecture, terme usité par métaphore pour signifier la bonne ou mauvaise maniere d’inventer, de dessiner, & de travailler. On dit que les bâtimens gothiques sont de mauvais goût, quoique hardiment construits ; & qu’au contraire ceux d’architecture antique sont de bon goût, quoique plus massifs.

Cette partie est aussi nécessaire à un architecte, que le génie ; avec cette différence que ce dernier talent demande des dispositions naturelles, & ne s’acquiert point ; au lieu que le goût se forme, s’accroît & se perfectionne par l’étude. (P)

Goût du Chant, en Musique ; c’est ainsi qu’on appelle en France, l’art de chanter ou de joüer les notes avec les agrémens qui leur conviennent. Quoique le chant françois soit fort dénué d’ornemens, il y a cependant à Paris plusieurs maîtres uniquement pour cette partie, & un assez grand nombre de termes qui lui sont propres. Comme rien n’est si difficile à rendre que le sens de ces divers mots, que d’ailleurs rien n’est si passager, rien si sujet à la mode que le goût du chant, je n’ai pas crû devoir embrasser cette partie dans cet ouvrage. (S)

Goût, se dit en Peinture, du caractere particulier qui regne dans un tableau par rapport au choix des objets qui sont représentés & à la façon dont ils y sont rendus.

On dit qu’un tableau est de bon goût, lorsque les objets qui y sont représentés sont bien choisis & bien imités, conformément à l’idée que les connoisseurs ont de leur perfection. On dit, bon goût, grand goût, goût trivial, mauvais goût. Le bon goût se forme par l’étude de la belle nature : grand goût semble dire plus que bon goût, & diroit plus en effet, si par grand goût on entendoit le choix du mieux dans le bon : mais grand goût, en Peinture, est un goût idéal qui suppose un grand, un extraordinaire, un merveilleux, un sublime même tenant de l’inspiration, bien supérieur aux effets de la belle nature ; ce qui n’est réellement qu’une façon de faire les choses relativement à de certaines conditions, que la plûpart des peintres n’ont imaginées que pour créer un beau à la portée de leur talent. Cependant ces mêmes peintres ne disent jamais, voilà un ouvrage de grand goût, en parlant d’un tableau où, de leur aveu, la belle nature est le plus parfaitement imitée : il faut néanmoins avoir de grands talens pour faire ce qu’on appelle des tableaux de grand goût.

Goût trivial est une imitation du bon goût & du grand goût, mais qui défigure le premier & ne saisit que le ridicule de l’autre, & qui l’outre.

Mauvais goût est l’opposé de bon goût.

Il y a goût de nation, & goût particulier : goût de nation, est celui qui regne dans une nation, qui fait qu’on reconnoît qu’un tableau est de telle école ; il y a autant de goûts de nation que d’écoles. Voy. École. Goût particulier est celui que chaque pemtre se fait, par lequel on reconnoit que tel tableau est de tel peintre, quoiqu’il y regne toûjours le goût de sa nation. On dit encore goût de dessein, goût de composition, goût de coloris ou de couleur, &c. (R)

* GOÛTER, v. act. c’est faire essai de son goût sur quelque objet particulier. Le verbe goûter se