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d’image, qu’il n’en veut que de neuves & de frappantes ; encore leur préfere-t-il les beautés de sentiment, & sur-tout celles qui ont l’avantage d’exprimer d’une maniere noble & touchante des vérités utiles aux hommes.

Il ne suffit pas à un philosophe d’avoir tous les sens qui composent le goût, il est encore nécessaire que l’exercice de ces sens n’ait pas été trop concentré dans un seul objet. Malebranche ne pouvoit lire sans ennui les meilleurs vers, quoiqu’on remarque dans son style les grandes qualités du poëte, l’imagination, le sentiment, & l’harmonie ; mais trop exclusivement appliqué à ce qui est l’objet de la raison, ou plûtôt du raisonnement, son imagination se bornoit à enfanter des hypothèses philosophiques, & le degré de sentiment dont il étoit pourvu, à les embrasser avec ardeur comme des vérités. Quelque harmonieuse que soit sa prose, l’harmonie poétique étoit sans charmes pour lui, soit qu’en effet la sensibilité de son oreille fût bornée à l’harmonie de la prose, soit qu’un talent naturel lui fît produire de la prose harmonieuse sans qu’il s’en apperçût, comme son imagination le servoit sans qu’il s’en doutât, ou comme un instrument rend des accords sans le savoir.

Ce n’est pas seulement à quelque défaut de sensibilité dans l’ame ou dans l’organe, qu’on doit attribuer les faux jugemens en matiere de goût. Le plaisir que nous fait éprouver un ouvrage de l’art, vient ou peut venir de plusieurs sources différentes ; l’analyse philosophique consiste donc à savoir les distinguer & les séparer toutes, afin de rapporter à chacune ce qui lui appartient, & de ne pas attribuer notre plaisir à une cause qui ne l’ait point produit. C’est sans doute sur les ouvrages qui ont réussi en chaque genre, que les regles doivent être faites ; mais ce n’est point d’après le résultat général du plaisir que ces ouvrages nous ont donné : c’est d’après une discussion réfléchie qui nous fasse discerner les endroits dont nous avons été vraiment affectés, d’avec ceux qui n’étoient destinés qu’à servir d’ombre ou de repos, d’avec ceux même où l’auteur s’est négligé sans le vouloir. Faute de suivre cette méthode, l’imagination échauffée par quelques beautés du premier ordre dans un ouvrage monstrueux d’ailleurs, fermera bien tôt les yeux sur les endroits foibles, transformera les défauts mêmes en beautés, & nous conduira par degrés à cet enthousiasme froid & stupide qui ne sent rien à force d’admirer tout, espece de paralysie de l’esprit, qui nous rend indignes & incapables de goûter les beautés réelles. Ainsi sur une impression confuse & machinale, ou bien on établira de faux principes de goût, ou, ce qui n’est pas moins dangereux, on érigera en principe ce qui est en soi purement arbitraire ; on retrécira les bornes de l’art, & on prescrira des limites à nos plaisirs, parce qu’on n’en voudra que d’une seule espece & dans un seul genre, on tracera autour du talent un cercle étroit dont on ne lui permettra pas de sortir.

C’est à la Philosophie à nous délivrer de ces liens ; mais elle ne sauroit mettre trop de choix dans les armes dont elle se sert pour les briser. Feu M. de la Motte a avance que les vers n’étoient pas essentiels aux pieces de théatre : pour prouver cette opinion, très-soûtenable en elle-même, il a écrit contre la Poésie, & par là il n’a fait que nuire à sa cause ; il ne lui restoit plus qu’à écrire contre la Musique, pour prouver que le chant n’est pas essentiel à la tragédie. Sans combattre le préjuge par des paradoxes, il avoit, ce me semble, un moyen plus court de l’attaquer ; c’étoit d’écrire Inès de Castro en prose ; l’extrème intérêt du sujet permettoit de risquer l’innovation, & peut-être aurions-nous un genre de plus. Mais l’envie de se distinguer fronde les opinions dans la theorie, & l’amour-propre qui craint d’échouer les ména-

ge dans la pratique. Les Philosophes sont le contraire

des législateurs ; ceux-ci se dispensent des lois qu’ils imposent, ceux-là se soûmettent dans leurs ouvrages aux lois qu’ils condamnent dans leurs préfaces.

Les deux causes d’erreur dont nous avons parlé jusqu’ici, le défaut de sensibilité d’une part, & de l’autre trop peu d’attention à démêler les principes de notre plaisir, seront la source éternelle de la dispute tant de fois renouvellée sur le mérite des anciens : leurs partisans trop enthousiastes font trop de graces à l’ensemble en faveur des détails ; leurs adversaires trop raisonneurs ne rendent pas assez de justice aux détails, par les vices qu’ils remarquent dans l’ensemble.

Il est une autre espece d’erreur dont le philosophe doit avoir plus d’attention à se garantir, parce qu’il lui est plus aisé d’y tomber ; elle consiste à transporter aux objets du goût des principes vrais en eux-mêmes, mais qui n’ont point d’application à ces objets. On connoît le célebre qu’il mourût du vieil Horace, & on a blâmé avec raison le vers suivant : cependant une métaphysique commune ne manqueroit pas de sophismes pour le justifier. Ce second vers, dira-t-on, est nécessaire pour exprimer tout ce que sent le vieil Horace ; sans doute il doit préférer la mort de son fils au deshonneur de son nom ; mais il doit encore plus souhaiter que la valeur de ce fils le fasse échapper au péril, & qu’animé par un beau desespoir, il se défende seul contre trois. On pourroit d’abord répondre que le second vers exprimant un sentiment plus naturel, devroit au moins précéder le premier, & par conséquent qu’il l’affoiblit. Mais qui ne voit d’ailleurs que ce second vers seroit encore foible & froid, même après avoir été remis à sa véritable place ? n’est-il pas évidemment inutile au vieil Horace d’exprimer le sentiment que ce vers renferme ? chacun supposera sans peine qu’il aime mieux voir son fils vainqueur que victime du combat : le seul sentiment qu’il doive montrer & qui convienne à l’état violent où il est, est ce courage héroïque qui lui fait préférer la mort de son fils à la honte. La logique froide & lente des esprits tranquilles, n’est pas celle des ames vivement agitées : comme elles dédaignent de s’arrêter sur des sentimens vulgaires, elles sous-entendent plus qu’elles n’expriment, elles s’élancent tout d’un-coup aux sentimens extrèmes ; semblables a ce dieu d’Homere, qui fait trois pas & qui arrive au quatrieme.

Ainsi dans les matieres de goût, une demi philosophie nous écarte du vrai, & une philosophie mieux entendue nous y ramene. C’est donc faire une double injure aux Belles-Lettres & à la Philosophie, que de croire qu’elles puissent réciproquement se nuire ou s’exclure. Tout ce qui appartient non-seulement à notre maniere de concevoir, mais encore à notre maniere de sentir, est le vrai domaine de la Philosophie : il seroit aussi déraisonnable de la reléguer dans les cieux & de la restraindre au système du monde, que de vouloir borner la Poésie à ne parler que des dieux & de l’amour. Et comment le véritable esprit philosophique seroit-il oppose au bon goût ? il en est au contraire le plus ferme appui, puisque cet esprit consiste à remonter en tout aux vrais principes, à reconnoître que chaque art a sa nature propre, chaque situation de l’ame son caractere, chaque chose son coloris, en un mot à ne point confondre les limites de chaque genre. Abuser de l’esprit philosophique, c’est en manquer.

Ajoûtons qu’il n’est point à craindre que la discussion & l’analyse émoussent le sentiment ou refroidissent le génie dans ceux qui posséderont d’ailleurs ces précieux dons de la nature. Le philosophe sait que dans le moment de la production, le génie ne veut aucune contrainte ; qu’il aime à courir sans frein &