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car c’est dans la cavité de ces cellules que se trouvent les extrémités des nerfs, & la langue n’est sensible que dans les endroits où se trouvent les mamelons criblés.

Il y a plusieurs raisons qui nous prouvent que ce sont ces mamelons percés qui sont l’organe du goût ; les poils ou les petites pyramides ne sont pas assez sensibles pour nous faire d’abord appercevoir les moindres impressions des objets ; en effet l’expérience nous fait voir que, si dans les endroits où il n’y a pas de mamelons percés on met un grain de sel, on ne sent aucune impression : mais si l’on met ce grain de sel sur la pointe de la langue, où il y a beaucoup de mamelons percés, il y excitera d’abord une sensation vive.

La structure des mamelons nerveux qui font ici l’organe de la sensation, est un peu différente de celle des mamelons de la peau, & cela proportionnellement à la disparité de leurs objets. Les mamelons de la peau organes du toucher sont petits, leur substance est compacte, fine, recouverte d’une membrane assez polie, & d’un tissu serré ; les mamelons de l’organe du goût sont beaucoup plus gros, plus poreux, plus ouverts ; ils sont abreuvés de beaucoup de lymphe, & recouverts d’une peau ou enchâssés dans des gaines très-inégales, & aussi très-poreuses.

Par cette structure les matieres savoureuses sont arrêtées dans ces aspérités, délayées, fondues par cette lymphe abondante, spiritueuse, absorbées par ces pores qui les conduisent à l’aide de cette lymphe, jusque dans les papilles nerveuses sur lesquelles ils impriment leur aiguillon.

Ces mamelons, organes du goût, non-seulement sont en grand nombre sur la langue, mais encore sont répandus çà & là dans la bouche ; l’Anatomie découvre ces mamelons dispersés dans le palais, dans l’intérieur des joues, dans le fond de la bouche, & les observations confirment leur usage. M. de Jussieu rapporte dans les mémoires de l’Académie, l’histoire d’une fille née sans langue, qui ne laissoit pas d’avoir du goût : un chirurgien de Saumur a vû un garçon de huit à neuf ans, qui dans une petite vérole avoit perdu totalement la langue par la gangrene, & cependant il distinguoit fort bien toutes sortes de goûts. On peut s’assûrer par soi-même que le palais sert au goût, en y appliquant quelque corps savoureux : car on ne manquera pas d’en distinguer la saveur, à-mesure que les parties du corps savoureux seront assez développées pour y faire quelque impression.

Il faut avoüer cependant que la langue est le grand, le principal organe de cette sensation : sa substance est faite de fibres charnues, au moyen desquelles elle prend diverses figures ; ces fibres sont environnées, & écartées par un tissu moëlleux qui rend le composé plus souple. Une partie de ces fibres charnues s’alonge hors de la langue, s’attache aux environs, & forme les muscles extérieurs qui portent le corps de cet organe de toutes parts ; ce corps fibreux & médullaire est enfermé dans une espece de gaine ou de membrane très-forte.

Le nerf de la neuvieme paire, suivant Boerhaave, (Willis dit celui de la cinquieme paire) après s’être ramifié dans les fibres de la langue, se termine à sa surface. Les ramifications de ce nerf dépouillées de leur premiere tunique, forment les mamelons dont nous avons parlé ; leur dépouille fortifie l’enveloppe de la langue, & contribue aussi à la sensation.

Les divers mouvemens dont la substance de la langue est capable, excitent la secrétion de la lymphe qui abreuve les mamelons, ouvrent les pores qui y conduisent, déterminent les sucs savoureux à s’y introduire.

Tel est l’organe du goût. Cette sensation existera

plus ou moins dans toutes les parties de la bouche, suivant qu’il s’y trouvera des mamelons goûtans, plus ou moins dispersés. Philoxene, ce fameux gourmand de l’antiquité, contemporain de Denys le tyran, qui ne faisoit servir sur la table que des mets extrèmement chauds, & qui souhaitoit d’avoir le col long comme une grue, pour pouvoir goûter les vins ; Philoxene, dis-je, avoit sans doute dans la tunique interne de l’œsophage les mamelons du goût plus fins qu’ailleurs ; mais son exemple, ni celui de quelques autres personnes, ne détruit point la vérité établie ci-dessus, qu’il faut placer l’organe véritable & immédiat du goût dans les mamelons de la langue que nous avons décrits ; parce qu’ils sont vraiment capables de cette sensation ; parce que là où ils n’existent pas, il n’y a point de goût proprement dit, mais seulement un attouchement ; parce que le goût est plus fin où ces mamelons sont en plus grande quantité, savoir au bout de la langue ; parce que quand ces mamelons sont affectés, enlevés, brûlés, le goût se perd, & qu’il se retablit à-mesure qu’ils se regenerent.

On pourra comprendre encore mieux la sensation du goût, si l’on réunit sous un point les diverses choses qui y concourent, & si l’on se donne la peine de considérer ; 1°. que le tapis de la bouche est non seulement délicat, mais poreux pour s’imbiber facilement du suc savoureux des alimens ; 2°. que ce tapis est criblé d’ouvertures par lesquelles la bouche est sans cesse abreuvée de salive, humeur préparée dans diverses glandes, avec une subtilité & une ténuité capable de dissoudre les alimens, de maniere qu’étant mêlés avec ce dissolvant, ils descendent dans le ventricule où la dissolution s’acheve ; 3°. que cette humeur dissolvante ayant la vertu de fondre, s’il faut ainsi dire, les alimens, en détache les sels dans lesquels consiste la saveur, qui n’est point sensible avant cette dissolution, ces sels y étant enveloppés avec les parties terrestres & insipides ; 4°. que les mamelons nerveux qui sont les organes du goût ont une délicatesse particuliere, tant par la nature, qu’à cause qu’étant enfermés dans la bouche & dans les lieux à couvert, ils ne sont point exposés aux injures de l’air qui les dessecheroit, & leur feroit perdre cette délicatesse de sensation, qu’une chaleur égale, modérée, l’humidité & la transpiration du dedans de la bouche y entretiennent, les rendant par ce moyen pénétrables aux sucs savoureux des alimens ; 5°. enfin que le mouvement de la langue qui est si fréquent, si prompt, si facile, sert à remuer, & retourner de tous sens les alimens pour les faire appliquer aux différentes parties du-dedans de la bouche dans lesquels le sentiment du goût réside.

L’objet du goût est toute matiere du regne végétal, animal, minéral, mêlée ou séparée, dont on tire par art le sel & l’huile, & conséquemment toute matiere saline, savonneuse, huileuse, spiritueuse.

Voici donc comment se fait le goût. La matiere qui en est l’objet, atténuée, & le plus souvent dissoute dans la salive, échauffée dans la bouche, appliquée à la langue par les mouvemens de la bouche, s’insinue entre les pores des gaînes membraneuses ; & de-là pénétrant à la surface des papilles qui y sont cachées, les affecte, & y produit un mouvement nouveau, lequel se propageant au sensorium commune, fait naitre la sensation des diverses saveurs.

J’ai dit que la matiere qui est l’objet du goût, doit être atténuée, parce que pour bien goûter les corps sapides, il ne faut pas les tenir tranquilles sur la langue, mais les remuer pour mieux les diviser ; il faut que les sels soient fondus pour être goûtés : la langue ne goûte que ce qui est assez fin pour enfiler les pores des mamelons nerveux.

J’ai ajoûté que cette matiere, objet du goût, doit