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la déclamation chantée de leurs représentations tragiques & comiques. Les places immenses où s’assembloient les spectateurs, formoient de si grands éloignemens, qu’on n’auroit entendu la voix ni distingué aucun des traits du visage, si on n’avoit eu recours à l’invention des masques qu’on changeoit dans la même représentation, selon les divers besoins de l’action théatrale.

Le masque ne leur fit rien perdre, & il leur procura les deux avantages dont l’éloignement les auroit privés. Nous sommes dans la situation contraire : le masque nous nuit toûjours, & n’est utile presque jamais.

1°. Malgré l’habitude qu’on a prise de s’en servir, il est impossible qu’il ne gêne pas la respiration ; 2°. il diminue par conséquent les forces ; & c’est un inconvénient considérable dans un pareil exercice, que la gêne & l’affoiblissement.

En considérant que le masque, quelque bien dessiné & peint qu’on puisse le faire, est toûjours inférieur à la teinte de la nature, ne peut avoir aucun mouvement, & ne peut être jamais que ce qu’il a paru d’abord ; peut-on se refuser à l’abolition d’un abus si nuisible à la Danse ? L’habitude dans les Arts doit-elle toûjours prévaloir sur les moyens sûrs d’un embellissement qu’on perd par indolence ? quel honneur peut-on trouver à imiter servilement la conduite & la maniere des danseurs qui ont précédé ? ne se convaincra-t-on jamais que tout leur savoir ne consistoit qu’en quelques traditions tyranniques que le talent véritable dédaigne, & que la médiocrité seule regarde comme des lois ?

Les danseurs qui méritent qu’on leur réponde, m’ont opposé 1°. que la danse vive demande quelquefois des efforts qui influent d’une maniere desagréable sur le visage du danseur ; 2°. que n’étant pas dans l’usage de danser à visage découvert, on n’a point pris d’enfance, comme les femmes, le soin d’en ajuster les traits avec les graces qu’elles ont naturellement, & que leur adresse sait proportionner aux différentes entrées de danse qu’elles exécutent.

Ces deux raisons ne sont que des prétextes ; les graces du visage sont en proportion du sentiment ; & l’expression marquée par les mouvemens de ses traits, sont les graces les plus desirables pour un homme de théatre. On convient qu’il y a quelques caracteres qui exigent le masque ; mais ils sont en petit nombre ; & ce n’est pas à cause des efforts prétendus qu’il faut faire pour les bien danser, que le masque devient nécessaire, mais seulement parce qu’un visage humain y seroit un contre-sens ridicule. Tels sont les vents, les satyres, les démons : tous les autres sont ou nobles ou tendres ou gais ; ils gagneroient tous à l’expression que leur prêteroient les traits du visage.

Au surplus, l’art des Laval & des Marcel, qui ont senti l’un & l’autre ce que la Danse devoit être, est un aide sûr pour la belle nature ; le geste qu’elle anime trouve dans leurs pratiques mille moyens de s’embellir ; ils ont étudié les ressorts secrets de la nature humaine ; ils en connoissent les forces, les possibilités, la liaison. Les routes que peut leur indiquer une pareille connoissance, sont plus que suffisantes pour rendre les différens mouvemens du corps, flexibles, rapides, brillans & moëlleux. C’est sous de tels maîtres que la danse françoise peut acquérir cette expression enchanteresse qui lui donne, sans parler, autant de charmes qu’en étalent la bonne poésie & l’excellente musique. Les pas de deux, sur tout de galanterie ou de passion ; les pas seuls de grace, les beaux développemens des bras & des autres parties du corps qui se font sous un masque insensible, recevions enfin quelque jour, par les soins de nos excellens maîtres, la vie qui leur manque, qui peut seule ranimer la Danse & satisfaire pleinement les vrais amateurs. (B)

Geste, (Déclamation.) Le geste au théatre doit toûjours précéder la parole : on sent bien plutôt que la parole ne peut le dire ; & le geste est beaucoup plus preste qu’elle ; il faut des momens à la parole pour se former & pour frapper l’oreille ; le geste que la sensibilité rend agile, part toûjours au moment même où l’ame éprouve le sentiment.

L’acteur qui ne sent point & qui voit des gestes dans les autres, croit les égaler au-moins par des mouvemens de bras, par des marches en avant & par de froids reculemens en-arriere ; par ces tours oisifs enfin toûjours gauches au théatre, qui refroidissent l’action & rendent l’acteur insupportable. Jamais dans ces automates fatiguans l’ame ne fait agir les mouvemens ; elle reste ensevelie dans un assoupissement profond : la routine & la mémoire sont les chevilles ouvrieres de la machine qui agit & qui parle.

Baron avoit le geste du rôle qu’il joüoit : voilà la seule bonne maniere de les adapter sur le théatre aux différens mouvemens du caractere & de la passion. Voyez Déclamation.

Nous voyons au théatre françois des gestes & des mouvemens qui nous entraînent ; s’ils nous laissoient le tems de réfléchir, nous les trouverions desordonnés, sans grace, peut-être même desagréables : mais leur feu rapide échauffe, émeut, ravit le spectateur ; ils sont l’ouvrage du desordre de l’ame ; elle se peint dans cette espece de dégingandage, plus beau, plus frappant que ne pourroit l’être toute l’adresse de l’art : osons le dire, c’est le sublime de l’agitation de l’actrice ; c’est la passion elle même qui parle, qui me trouble, & qui fait passer dans mon ame tous les sentimens que son beau desordre me peint. (B)

Geste, (Chant du théatre.) l’opéra françois a pour objet de séduire l’esprit, de charmer les sens, de transporter l’ame dans des régions enchantées. Voy. Opéra : si les ressorts de cette aimable séduction sont rudes, gauches, grossiers, l’esprit ne peut être entrainé, le goût l’arrête ; le froid & la distraction succedent rapidement aux premiers momens d’attention & de chaleur.

J’entens des sons mélodieux ; je vois un lieu orné de tout ce qui peut flatter les regards d’un spectateur avide ; le jour qui l’éclaire est celui que j’imagine dans les jardins délicieux de l’Olympe. Mes yeux tombent sur le personnage dont l’apparition, par sa majesté & par ses graces, doit remplir la premiere idée qui m’a séduit ; je ne vois qu’une figure rude qui marche d’un pas apprêté, qui remue au hasard deux grands bras qu’un mouvement monotone de pendule agite ; mon attention cesse ; le froid me gagne ; le charme a disparu, & je ne vois plus qu’une charge ridicule d’un dieu ou d’une déesse, à la place de la figure imposante qu’un si beau prélude m’avoit promis.

Le contre-sens du geste passe rapidement au théatre de la comédie ; l’attention y court de pensée en pensée, & l’acteur n’a pas le tems de s’appesantir sur la faute qui lui échappe quelquefois.

Il n’en est pas ainsi au théatre du chant ; les détails y sont ralentis & répétés par la musique ; & c’est là que le contre-sens, quand il y est une fois amené, a tout le tems d’assommer le spectateur.

On a déjà dit, en parlant de la danse, que les traits du visage formoient les gestes les plus expressifs : ils sont en effet dans l’acteur, lorsqu’ils sont vrais, l’ouvrage sublime de l’art, parce qu’ils paroissent l’image vivante de la nature : mais l’art seul & sans elle, ne peut rien sur cette partie de la figure humaine ; il n’a que l’avantage d’un masque dont l’œil découvre bientôt l’imposture.

Il faut, pour peindre sur cette toile animée & changeante, un sentiment juste, le tact fin & prompt, le talent enfin qui seul peut peindre, parce qu’il