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& le résultat en est beaucoup plus avantageux à l’art, que la présomption & l’entêtement qui font entreprendre de peindre l’histoire à ceux dont les talens sont trop bornés pour remplir toutes les conditions qu’elle exige. Ce n’est donc point une raison d’avoir moins de considération pour un habile peintre de genre, parce que ses talens sont renfermés dans une sphere qui semble plus bornée ; comme ce n’est point pour un peintre un juste sujet de s’enorgueillir, de ce qu’il peint médiocrement dans tous les genres : pour détruire ces deux préjugés, on doit considérer que le peintre dont le genre semble borné, a cependant encore un si grand nombre de recherches & d’études à faire, de soins & de peines à se donner pour réussir, que le champ qu’il cultive est assez vaste pour qu’il y puisse recueillir des fruits satisfaisans de ses travaux. D’ailleurs le peintre de genre par l’habitude de considérer les mêmes objets, les rend toûjours avec une vérité d’imitation dans les formes qui donne un vrai mérite à ses ouvrages. D’un autre côté le peintre d’histoire embrasse tant d’objets, qu’il est très-facile de prouver & par le raisonnement & par l’expérience, qu’il y en a beaucoup dont il ne nous présente que des imitations très-imparfaites : d’ailleurs le peintre d’histoire médiocre est à des yeux éclairés si peu estimable dans ses productions, ces êtres qu’il produit, & dans l’existence desquels il se glorifie, sont des fantômes si contrefaits dans leur forme, si peu naturels dans leur couleur, si gauches ou si faux dans leur expression, que loin de mériter la moindre admiration, ils devroient être supprimés comme les enfans que les Lacédémoniens condamnoient à la mort, parce que les défauts de leur conformation les rendoient inutiles à la république, & qu’ils pouvoient occasionner par leur vûe des enfantemens monstrueux.

C’est donc de concert avec la raison, que j’encourage les Artistes qui ont quelque lieu de douter de leurs forces, ou auxquels des tentatives trop pénibles & peu heureuses, démontrent l’inutilité de leurs efforts, de se borner dans leurs travaux, pour remplir au moins avec quelque utilité une carriere, qui par-là deviendra digne de loüange. Car, on ne sauroit trop le répéter aujourd’hui, tout homme qui déplace l’exercice de ses talens en les laissant diriger par sa fantaisie, par la mode, ou par le mauvais goût, est un citoyen non-seulement très-inutile, mais encore très-nuisible à la société. Au contraire celui qui sacrifie les desirs aveugles de la prétention, ou la séduction de l’exemple, au but honnête de s’acquitter bien d’un talent médiocre, est digne de loüange pour l’utilité qu’il procure, & pour le sacrifice qu’il fait de son amour propre. Mais ce n’est pas assez pour moi d’avoir soûtenu par ce que je viens de dire, les droits du goût & de la raison, je veux en comparant les principaux genres des ouvrages de la Peinture, avec les genres différens qui distinguent les inventions de la Poésie, donner aux gens du monde une idée plus noble qu’ils ne l’ont ordinairement des artistes qu’on appelle peintres de genre, & à ces artistes un amour propre fondé sur la ressemblance des opérations de deux arts, dont les principes sont également tirés de la nature, & dont la gloire est également établie sur une juste imitation. J’ai dit au mot Galerie, qu’une suite nombreuse de tableaux, dans lesquels la même histoire est représentée dans différens momens, correspond en peinture aux inventions de la Poésie, qui sont composés de plusieurs chants ; tels que ces grands poëmes, l’Iliade, l’Odyssée, l’Enéide, la Jérusalem délivrée, le Paradis perdu, & la Henriade. Comme il seroit très-possible aussi que trois ou cinq tableaux destinés à orner un salon, eussent entre eux une liaison & une gradation d’intérêt, on pourroit suivre dans la façon dont

on les traiteroit quelques-uns des principes qui constituent la tragédie ou la comédie ; telle est une infinité de sujets propres à la Peinture, qui fourniroient aisément trois ou cinq situations agréables, intéressantes & touchantes. Cette unité d’action feroit naître une curiosité soûtenue, qui tourneroit à l’avantage de l’habile artiste, qui pour la nourrir mieux, réserveroit pour le dernier tableau la catastrophe touchante ou le dénouement agréable de l’action. Les suites composées pour les grandes tapisseries, présentent une partie de cette idée, mais souvent on n’y observe pas assez la progression d’intérêt sur laquelle j’insiste ; on est trop sujet à ne choisir que ce qui paroîtra plus riche, & ce qui fournira plus d’objets, sans réfléchir que les scenes le théatre est le plus rempli, ne sont pas toûjours celles dont le spectateur retire un plaisir plus grand. J’ajoûterai encore que ces especes de poëmes dramatiques pittoresques devroient toûjours être choisis tels que les places où ils sont destinés le demandent ; il est tant de faits connus, d’histoires & de fables, de caracteres différens, que chaque appartement pourroit être orné dans le genre qui conviendroit mieux à son usage, & cette espece de convenance & d’unité ne pourroit manquer de produire un spectacle plus agréable que ces assortimens ordinaires, qui n’ayant aucun rapport ni dans les sujets, ni dans la maniere de les traiter, offrent dans le même lieu les austeres beautés de l’histoire confondues avec les merveilles de la fable, & les rêveries d’une imagination peu reglée ; mais passons aux autres genres. La pastorale héroïque est un genre commun à la Poësie & à la Peinture, qui n’est pas plus avoüé de la nature dans l’un de ces arts, que dans l’autre. En effet décrire un berger avec des mœurs efféminées, lui prêter des sentimens peu naturels, ou le peindre avec des habits chargés de rubans, dans des attitudes étudiées, c’est commettre sans contredit deux fautes de vraissemblance égales ; & ces productions de l’art qui doivent si peu à la nature, ont besoin d’un art extrème pour être tolérées. La pastorale naturelle, ce genre dans lequel Théocrite & le Poussin ont réussi, tient de plus près à la vérité ; il prête aussi plus de véritables ressources à la Peinture. La Nature féconde & inépuisable dans sa fécondité, se venge de l’affront que lui ont fait les sectateurs du genre précédent, en prodiguant au peintre & au poëte qui veulent la suivre, une source intarissable de richesses & de beautés. L’idyle semblable au paysage, est un genre qui tient à celui dont nous venons de parler (le Poussin). Un artiste représente un paysage charmant, on y voit un tombeau ; près de ce monument un jeune homme & une jeune fille arrêtés lisent l’inscription qui se présente à eux, & cette inscription leur dit : je vivois ainsi que vous dans la délicieuse Arcadie ; ne semble-t-il pas à celui qui voit cette peinture, qu’il lit l’idyle du ruisseau de la naïve Deshoulieres ? Dans l’une & dans l’autre de ces productions les images agréables de la nature conduisent à des pensées aussi justes & aussi philosophiques que la façon dont elles sont présentées est agréable & vraie. Le nom de portrait est commun à la Poésie comme à la Peinture ; ces deux genres peuvent se comparer dans les deux arts jusque dans la maniere dont on les traite ; car il en est très-peu de ressemblans. Les descriptions en vers des présens de la nature sont à la Poésie ce qu’ont été à la Peinture les ouvrages dans lesquels Desportes & Baptiste ont si bien représenté les fleurs & les fruits : les peintres d’animaux ont pour associés les fabulistes ; enfin il n’est pas jusque à la satyre & à l’épigramme, qui ne puissent être traitées en Peinture comme en Poésie ; mais ces deux talens non-seulement inutiles mais nuisibles, sont par conséquent trop peu estimables, pour que je m’y arrête. J’en