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qui agitent l’Europe ne sont pour elle qu’un spectacle, dont elle joüit sans y prendre part : attachée aux François par ses alliances & par son commerce, aux Anglois par son commerce & par la religion, elle prononce avec impartialité sur la justice des guerres que ces deux nations puissantes se font l’une à l’autre, quoiqu’elle soit d’ailleurs trop sage pour prendre aucune part à ces guerres, & juge tous les souverains de l’Europe, sans les flater, sans les blesser, & sans les craindre.

La ville est bien fortifiée, sur-tout du côté du prince qu’elle redoute le plus, du roi de Sardaigne. Du côté de la France, elle est presque ouverte & sans défense. Mais le service s’y fait comme dans une ville de guerre ; les arsénaux & les magasins sont bien fournis ; chaque citoyen y est soldat comme en Suisse & dans l’ancienne Rome. On permet aux Génevois de servir dans les troupes étrangeres ; mais l’état ne fournit à aucune puissance des compagnies avoüées, & ne souffre dans son territoire aucun enrôlement.

Quoique la ville soit riche, l’état est pauvre par la répugnance que témoigne le peuple pour les nouveaux impôts, même les moins onéreux. Le revenu de l’état ne va pas à cinq cents mille livres monnoie de France ; mais l’économie admirable avec laquelle il est administré, suffit à tout, & produit même des sommes en reserve pour les besoins extraordinaires.

On distingue dans Genève quatre ordres de personnes : les citoyens qui sont fils de bourgeois & nés dans la ville ; eux seuls peuvent parvenir à la magistrature : les bourgeois qui sont fils de bourgeois ou de citoyens, mais nés en pays étranger, ou qui étant étrangers ont acquis le droit de bourgeoisie que le magistrat peut conférer ; ils peuvent être du conseil général, & même du grand-conseil appellé des deux-cents. Les habitans sont des étrangers, qui ont permission du magistrat de demeurer dans la ville, & qui n’y sont rien autre chose. Enfin les natifs sont les fils des habitans ; ils ont quelques priviléges de plus que leurs peres, mais ils sont exclus du gouvernement.

A la tête de la république sont quatre syndics, qui ne peuvent l’être qu’un an, & ne le redevenir qu’après quatre ans. Aux syndics est joint le petit conseil, composé de vingt conseillers, d’un thrésorier & de deux secrétaires d’état, & un autre corps qu’on appelle de la justice. Les affaires journalieres & qui demandent expédition, soit criminelles, soit civiles, sont l’objet de ces deux corps.

Le grand-conseil est composé de deux cents cinquante citoyens ou bourgeois ; il est juge des grandes causes civiles, il fait grace, il bat monnoie, il élit les membres du petit-conseil, il délibere sur ce qui doit être porté au conseil général. Ce conseil général embrasse le corps entier des citoyens & des bourgeois, excepté ceux qui n’ont pas vingt-cinq ans, les banqueroutiers, & ceux qui ont eu quelque flétrissure. C’est à cette assemblée qu’appartiennent le pouvoir législatif, le droit de la guerre & de la paix, les alliances, les impôts, & l’élection des principaux magistrats, qui se fait dans la cathédrale avec beaucoup d’ordre & de décence, quoique le nombre des votans soit d’environ 1500 personnes.

On voit par ce détail que le gouvernement de Genève a tous les avantages & aucun des inconvéniens de la démocratie ; tout est sous la direction des syndics, tout émane du petit-conseil pour la délibération, & tout retourne à lui pour l’exécution : ainsi il semble que la ville de Genève ait pris pour modele cette loi si sage du gouvernement des anciens Germains ; de minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes, ita tamen, ut ea quorum penes plebem arbitrium est, apud principes prætractentur. Tacite, de mor. Germ.

Le droit civil de Genève est presque tout tiré du droit romain, avec quelques modifications : par exemple, un pere ne peut jamais disposer que de la moitié de son bien en faveur de qui il lui plaît ; le reste se partage également entre ses enfans. Cette loi assûre d’un côté l’indépendance des enfans, & de l’autre elle prévient l’injustice des peres.

M. de Montesquieu appelle avec raison une belle loi, celle qui exclut des charges de la république les citoyens qui n’acquittent pas les dettes de leur pere après sa mort, & à plus forte raison ceux qui n’acquittent pas leurs dettes propres.

L’on n’étend point les degrés de parenté qui prohibent le mariage, au-delà de ceux que marque le Lévitique : ainsi les cousins-germains peuvent se marier ensemble ; mais aussi point de dispense dans les cas prohibés. On accorde le divorce en cas d’adultere ou de désertion malicieuse, après des proclamations juridiques.

La justice criminelle s’exerce avec plus d’exactitude que de rigueur. La question, déjà abolie dans plusieurs états, & qui devroit l’être par-tout comme une cruauté inutile, est proscrite à Genève ; on ne la donne qu’à des criminels déjà condamnés à mort, pour découvrir leurs complices, s’il est nécessaire. L’accusé peut demander communication de la procédure, & se faire assister de ses parens & d’un avocat pour plaider sa cause devant les juges à huis ouverts. Les sentences criminelles se rendent dans la place publique par les syndics, avec beaucoup d’appareil.

On ne connoît point à Genève de dignité héréditaire ; le fils d’un premier magistrat reste confondu dans la foule, s’il ne s’en tire par son mérite. La noblesse ni la richesse ne donnent ni rang, ni prérogatives, ni facilité pour s’élever aux charges : les brigues sont séverement défendues. Les emplois sont si peu lucratifs, qu’ils n’ont pas de quoi exciter la cupidité ; ils ne peuvent tenter que des ames nobles, par la considération qui y est attachée.

On voit peu de procès ; la plûpart sont accommodés par des amis communs, par les avocats même, & par les juges.

Des lois somptuaires défendent l’usage des pierreries & de la dorure, limitent la dépense des funérailles, & obligent tous les citoyens à aller à pié dans les rues : on n’a de voitures que pour la campagne. Ces lois, qu’on regarderoit en France comme trop séveres, & presque comme barbares & inhumaines, ne sont point nuisibles aux véritables commodités de la vie, qu’on peut toûjours se procurer à peu de frais ; elles ne retranchent que le faste, qui ne contribue point au bonheur, & qui ruine sans être utile.

Il n’y a peut-être point de ville où il y ait plus de mariages heureux ; Genève est sur ce point à deux cents ans de nos mœurs. Les réglemens contre le luxe font qu’on ne craint point la multitude des enfans ; ainsi le luxe n’y est point, comme en France, un des grands obstacles à la population.

On ne souffre point à Genève de comédie ; ce n’est pas qu’on y desapprouve les spectacles en eux-mêmes, mais ou craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation & de libertinage que les troupes de comédiens répandent parmi la jeunesse. Cependant ne seroit-il pas possible de remédier à cet inconvénient, par des lois séveres & bien exécutées sur la conduite des comédiens ? Par ce moyen Genève auroit des spectacles & des mœurs, & joüiroit de l’avantage des uns & des autres : les représentations théatrales formeroient le goût des citoyens, & leur donneroient une finesse de tact, une délicatesse de sentiment qu’il est très-difficile d’acquérir sans ce secours ; la littérature en profiteroit, sans que le libertinage fît des progrès,