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Quelque inconvénient qu’il paroisse y avoir à ruiner son pays, c’est pourtant dans des cas pressans une opération indispensable ; « car il vaut mieux, dit un grand capitaine, se conserver un pays ruiné, que de le conserver pour son ennemi… C’est une maxime, que nul bien public ne peut être sans quelque préjudice aux particuliers… aussi un prince ne se peut démêler d’une périlleuse entreprise, s’il veut complaire à tout… & les plus grandes & ordinaires fautes que nous faisons en matiere d’état & de guerre, proviennent de se laisser emporter à cette complaisance, dont le repentir nous vient quand on n’y peut plus remédier ». Parfait capitaine, par M. le duc de Rohan.

Lorsque la guerre n’a pas été absolument imprévûe, qu’on a dû s’y attendre par les dispositions de l’ennemi, par l’augmentation de ses troupes, les amas de vivres & de fourrages dans ses places frontieres ; alors on peut prendre des précautions pour lui résister. Pour cet effet on fait promptement de nouvelles levées de troupes ; on réunit ensemble dans les lieux les plus propres à fermer l’entrée du pays, celles qu’on a déjà sur pié ; & l’on forme des magasins de munitions de toute espece dans les lieux les moins exposés.

On cherche aussi à tirer du secours de ses alliés, soit par des diversions, ou par des corps de troupes. Enfin l’on doit s’appliquer à faire ensorte de n’être point surpris, à bien démêler les desseins de l’ennemi, & à employer tous les expédiens que la connoissance de la guerre & du pays peuvent suggérer pour lui résister.

Il arrive souvent qu’un prince qui fait la guerre à-la-fois de plusieurs côtés, n’est pas en état de la faire offensivement par-tout ; alors il prend le parti de la défensive du côté où il se croit le plus en sûreté ; mais cette défensive doit être conduite avec tant d’art & de prudence, que l’ennemi ne puisse s’en douter. « Le projet de cette espece de guerre, dit M. de Feuquieres, mérite autant de réflexions & de capacité, qu’aucune autre ; elle ne doit jamais se faire que du côté où l’on est sûr de réduire l’ennemi à passer une riviere difficile, ou un pays serré, coupé de défilés, & lorsqu’on a sur cette riviere une place forte bien munie, que l’on saura être un objet indispensable, par l’attaque de laquelle on pourra présumer qu’il perdra un tems assez considérable pour avoir celui de la secourir ou de le combattre ».

Quoique la guerre défensive soit plus difficile à soûtenir que l’offensive, M. le chevalier Folard prétend que les généraux les plus mal-habiles sont ceux qui la proposent ; au lieu que les plus consommés dans la science des armes cherchent à l’éviter : la raison en est sans doute, qu’il paroît plus aisé de s’opposer aux desseins de l’ennemi, que d’en former soi-même ; mais avec un peu d’attention on s’apperçoit bien-tôt que l’art de réduire un ennemi à l’absurde, & de deviner tous ses projets, demande plus de capacité & d’intelligence que pour l’attaquer à force ouverte, & le faire craindre pour son pays. Si l’ennemi peut pénétrer qu’on a dessein de se tenir sur la défensive à son égard, il doit devenir plus entreprenant. « Ajoûtez à cela, dit le savant commentateur de Polybe, qu’une défensive ruine l’état, si elle dure long-tems ; car outre qu’elle n’est jamais sans quelque perte, ou sans la ruine de notre frontiere que nos armées mangent, c’est que comme on craint également que l’ennemi coule sur toute sa ligne de communication, pour couper ou pénétrer la nôtre pour faire quelques conquêtes, on se voit obligé de munir extraordinairement toutes les places de cette frontiere, parce qu’elles se trouvent également menacées : & quel est le prince assez puissant, con-

tinue ce même auteur, pour fournir toutes ses forteresses

de vivres & de munitions de guerre pour soûtenir un long siége » ?

Lorsque par les évenemens d’une guerre malheureuse on est dans le cas de craindre de se commettre avec l’ennemi, il faut éviter les actions générales en plaine, & chercher, comme le faisoit Fabius Maximus, à harceler l’ennemi, lui couper ses vivres & ses fourrages, s’appliquer à ruiner son armée en détail, en se tenant toûjours à-portée de profiter de ses fautes, en occupant des postes sûrs & avantageux, où sa supériorité ne soit point à craindre ; en un mot « fuir, comme le dit M. Folard, toute occasion de combattre où la supériorité du nombre peut beaucoup, & chercher celles où le pays militera pour nous : mais il n’appartient pas, dit-il, aux généraux médiocres de faire la guerre de cette sorte ; & lorsqu’un prince est assez heureux pour avoir des généraux du premier ordre à son service, il n’a garde de les brider. Contre ceux-ci, Dieu n’est pas toûjours pour les gros bataillons. M. de Turenne a fait voir mille fois que cette maxime étoit fausse, & elle l’est en effet a l’égard des grands capitaines & des officiers expérimentés. » Comm. sur Polybe, liv. V. chap. xij.

Lorsqu’on veut empêcher l’ennemi de pénétrer dans un pays fermé de montagnes & de défilés, il est bien difficile de s’assûrer de les garder tous également ; car comme l’ennemi peut donner de la jalousie de plusieurs côtés, il vous oblige par-là de partager vos forces ; ce qui fait qu’on ne se trouve pas en état de résister dans le lieu ou il fait ses plus grands efforts. Dans les cas de cette espece, & lorsqu’on est à-peu-près égal en force à l’ennemi, il faudroit s’attacher à le mettre lui-même sur la défensive ; c’est le moyen de déranger ses projets, & de l’occuper de la conservation de son pays. Si l’on peut réussir, on éloigne la guerre de ses frontieres ; mais si l’entreprise paroît trop difficile, il faut faire ensorte que l’ennemi ne trouve aucune subsistance dans les lieux ou il aura pénétré, qu’il s’y trouve gêne & à l’étroit par un bon corps d’armée qui occupe un camp sûr & avantageux, & qu’il ne lui permette pas de pouvoir aller en-avant. C’est un principe certain, que le partage des forces les diminue, & qu’en voulant se défendre de tous côtés, on se trouve trop foible partout : c’est pourquoi le parti le plus sûr dans les occasions où l’on craint pour plusieurs endroits à-la-fois, est de réunir ses forces ensemble, de maniere que s’il est nécessaire de combattre, on le fasse avec tout l’effort dont on est capable. C’est par cette raison qu’un général habile qui a des lignes d’une grande étendue à garder, trouve plus avantageux d’aller au-devant de l’ennemi, pour le combattre avec toutes ses forces, que de se voir forcé dans des retranchemens. Voyez Ligne.

De la guerre de secours. Un prince secourt ses voisins à cause des alliances ou des traités qu’il a faits avec eux ; il le fait aussi souvent pour les empêcher de succomber sous la puissance d’un prince ambitieux que la prudence demande qu’on arrête de bonne heure : car, comme le dit très-judicieusement le chevalier de Ville, on ne doit pas rester tranquille lorsque le feu est aux maisons voisines ; autrement on en sentira bien-tôt les effets.

Lorsqu’on donne du secours à un prince en vertu des traités, la justice & l’équité exigent qu’on lui tienne exactement tout ce qu’on lui a promis, soit pour lui fournir un certain nombre de troupes, soit pour attaquer soi-même l’ennemi de son allié, si l’on est à portée de le faire.

Si l’on donne des secours à un prince pour l’empêcher d’être opprimé par une puissance formidable qui veut envahir son pays, la prudence demande