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genre humain, & changé la face de la terre.

C’est après avoir profondément étudié les différens âges du monde sous ces trois points de vûe, que nous osons hasarder que telle a été l’origine de la religion des Guebres & des anciens mages. Si nous les considérons dans leurs dogmes sur l’Agriculture, sur la population, & dans leur discipline domestique, tout nous y retracera les premiers besoins & les vrais devoirs de l’homme, qui n’ont jamais été si bien connus qu’après la ruine du genre humain devenu sage par ses malheurs. Si nous les envisageons dans les terreurs qu’ils ont des éclipses, des cometes, & de tous les écarts de la nature, & dans leurs traditions apocalyptiques, nous y reconnoîtrons les tristes restes de l’espece humaine long-tems épouvantée & effrayée par le seul souvenir des phénomenes de leurs anciens desastres. Si nous analysons leur dogme des deux principes & leurs fables sur les anciens combats de la lumiere contre les ténebres, & que nous en rapprochions tant d’autres traditions analogues répandues chez divers peuples ; nous y reverrons aussi ce même fait que quelques-uns ont appellé cahos, débrouillement, & d’autres création & renouvellement. En étudiant leur culte du feu, & leurs pressentimens sur les incendies futurs, nous n’y retrouverons que le ressentiment des incendies passés, & que des usages qui en devoient perpétuer le souvenir : enfin si nous les suivons dans ces fêtes qu’ils célebrent pour le soleil & pour tous les élémens, tout nous y retracera de même des institutions relatives à cet ancien objet qui a été perdu, oublié, & corrompu par les Guebres, par les Perses eux-mêmes, & par tous les autres peuples du monde qui n’ont présentement que des traces plus ou moins sombres de ces religieuses commémorations, qui dans un certain âge ont été générales par toute la terre.

C’est une grande question de savoir si les Guebres d’aujourd’hui sont idolatres, & si le feu sacré est l’objet réel de leur adoration présente. Les Turcs, les Persans, & les Indiens les regardent comme tels ; mais selon les voyageurs européens, les Guebres prétendent n’honorer le feu qu’en mémoire de leur législateur qui se sauva miraculeusement du milieu des flammes ; & pour se distinguer des idolatres de l’Inde, ils se ceignent tous d’un cordon de laine ou de poil de chameau. Ils assûrent reconnoître un dieu suprème, créateur & conservateur de la lumiere ; ils lui donnent sept ministres, & ces ministres eux-mêmes en ont d’autres qu’ils invoquent aussi comme génies intercesseurs : l’être suprème est supérieur aux principes & aux causes ; mais il est vrai que leur théologie ou leur superstition attribue tant de pouvoir à ces principes subalternes, qu’ils n’en laissent guere au souverain, ou qu’il en fait peu d’usage ; ils admettent aussi des intelligences qui résident dans les astres & gouvernent les hommes, & des anges ou créatures inférieures qui gouvernent les corps inanimés ; & chaque arbre, comme chaque homme, a son patron & son gardien.

Ils ont persisté dans le dogme du bon & du mauvais principe : cette antique hérésie, & peut-être la premiere de toutes, n’a été vraissemblablement qu’une suite de l’impression que fit sur les hommes le spectacle affreux des anciens malheurs du monde, & la conséquence des premiers raisonnemens qu’on a crû religieusement devoir faire pour ne point en accuser un dieu créateur & conservateur. Les anciens théologiens s’embrouilloient autrefois fort aisément dans les choses qu’ils ne pouvoient comprendre ; & l’on peut juger combien cette question doit être épineuse pour de pauvres gens, tels que les Guebres, puisque tant & de si grands génies ont essayé en vain de la résoudre avec toutes les lumieres de leur raison.

Au reste les Guebres n’ont aucune idole & aucune image, & ils sont vraissemblablement les seuls peuples de la terre qui n’en ont jamais eu ; tout l’appareil de leur religion consiste à entretenir le feu sacré, à respecter en général cet élément, à n’y mettre jamais rien de sale ni qui puisse faire de la fumée, & à ne point l’infecter même avec leur haleine en voulant le souffler ; c’est devant le feu qu’ils prient dans leurs maisons, qu’ils font les actes & les sermens ; & nul d’entre eux n’oseroit se parjurer quand il a pris à témoin cet élément terrible & vengeur : par une suite de ce respect, ils entretiennent en tout tems le feu de leur foyer, ils n’éteignent pas même leurs lampes, & ne se servent jamais d’eau dans les incendies qu’ils s’efforcent d’étouffer avec la terre. Ils ont aussi diverses cérémonies légales pour les hommes & pour les femmes, une espece de baptême à leur naissance, & une sorte de confession à la mort ; ils prient cinq fois le jour en se tournant vers le soleil, lorsqu’ils sont hors de chez eux ; ils ont des jeûnes reglés, quatre fêtes par mois, & surtout beaucoup de vénération pour le vendredi, & pour le premier & le 20 de chaque lune : dans leurs jours de dévotion, ils ont entre eux des repas communs où l’on partage également ce que chacun y apporte suivant ses facultés.

Ils ont horreur de l’attouchement des cadavres ; n’enterrent point leurs morts ni ne les brûlent ; ils se contentent de les déposer à l’air dans des enceintes murées, en mettant auprès d’eux divers ustensiles de ménage. L’air & la sécheresse du pays permettent sans doute cet usage qui seroit dangereux & desagréable pour les vivans dans tout autre climat ; mais il en est sorti chez les Guebres cette superstition singuliere, d’aller observer de quelle façon les oiseaux du ciel viennent attaquer ces corps ; si le corbeau prend l’œil droit, c’est un signe de salut, & l’on se réjoüit ; s’il prend l’œil gauche, c’est une marque de réprobation, & l’on pleure sur le sort du défunt : cette espece de cruauté envers les morts, se trouve réparée par un autre dogme qui étend l’humanité des Guebres jusque dans l’autre vie ; ils prétendent que le mauvais principe & l’enfer seront détruits avec le monde ; que les démons seront anéantis avec leur empire, & que les réprouvés après leurs souffrances, retrouveront à la fin un dieu clément & miséricordieux dont la contemplation fera leurs délices. Malgré l’ignorance des Guebres, il semble qu’ils ayent voulu prendre un milieu entre le paradis extravagant de Mahomet & le redoutable enfer du Christianisme.

Des peuples qui ont un culte si simple & des dogmes si pacifiques, n’auroient point dû sans doute être l’objet de la haine & du mépris des Mahométans ; mais non-seulement ceux-ci les détestent, ils les ont encore accusés dans tous les tems d’idolatrie, d’impiété, d’athéisme, & des crimes les plus infames. Toutes les religions persécutées & obligées de tenir leurs assemblées secretes, ont essuyé de la part des autres sectes des calomnies & des injures de ce genre. Les Payens ont accusé les premiers chrétiens de manger des enfans, & de se mêler sans distinction d’âge & de sexe : quelques-uns de nos hérétiques à leur tour ont essuyé un pareil traitement ; & c’est de même le venin calomnieux que répandent les disputes de religion, qui a donné aux restes des anciens Perses le nom de guebre, qui dans la bouche des Persans modernes, désigne en général un payen, un infidele, un homme adonné au crime contre nature.

Quelques-uns les ont aussi nommés Parsis, Pharsis, & Farsis, comme descendans des Perses, & d’autres Magious, parce qu’ils descendent des anciens mages ; mais leur nom le plus connu & le plus usité est l’infame nom de guebre.