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Mille voix s’élevent & s’empressent de me satisfaire. Oüi, j’en conviens avec vous, François, Italien, Allemand, Européans, qu’à s’en tenir à vos expressions en général, ce que vous appellez beauté chez l’un, peut passer pour beauté chez l’autre. Mais dans le fait, que vos belles se ressemblent peu ! L’une est blonde, l’autre est brune : l’une regorge d’embonpoint, & l’autre en manque ; j’admire avec celui-ci les graces de celle-là, avec l’autre la vivacité de la sienne ; avec vous l’air fin de la vôtre ; je vous suis tous dans les contours du modele que vous me présentez. Je n’y vois pas toûjours ce que vous y voyez, mais n’importe, je consens qu’il y soit ; & malgré ma complaisance, je ne trouve point de raison pour me déterminer en faveur de l’une au préjudice de l’autre.

Vous criez tous à l’injustice, mais vous n’êtes pas d’accord entre vous ; & voilà la preuve de mon impartialité. Si je veux bien convenir que chacun des traits que vous relevez avec tant de feu, soient des traits de beauté, convenez à votre tour qu’aucun de vos objets ne rassemblant lui seul tous ceux que vous m’avez vantés, du moins il ne doit pas être préféré.

Mais d’ailleurs, qui vous a accordé qu’il n’y a point d’autres traits de beauté, & qui plus est, que les contraires ne la constituent pas ? Voyez cette Chinoise ? elle est ce que son pays a jamais imaginé de plus beau ; le bruit de ses charmes retentit dans un empire aussi bien civilisé & plus puissant qu’aucun autre. Vous demandez de grands yeux bien fendus, bien ouverts, & celle-ci les a très-petits, extrèmement distans l’un de l’autre, & ses paupieres pendantes en couvrent la plus grande partie. Le nez, selon vous, doit être bien pris & élevé, remarquez combien celui-ci est court & écrasé. Vous exigez un visage rond & poupin, le sien est plat & carré ; des oreilles petites, elle les a prodigieusement grandes ; une taille fine & aisée, elle l’a lourde & pesante ; des cheveux blonds, si elle les avoit tels, elle seroit en horreur ; des piés mignons, ici seulement vous vous accordez : mais qu’est-ce que les vôtres, en comparaison des siens ? un enfant de six ans ne mettroit pas sa chaussure.

Ce contraste vous étonne, mais ce n’est pas le seul ; parcourons rapidement le globe ; & chaque degré, pour ainsi dire, nous en fournira d’aussi frappans. Ici les uns pressent les levres à leurs enfans, pour les leur rendre plus grosses, & leur écrasent le nez & le front ; & là les autres leur applatissent la tête entre deux planches, ou avec des plaques de plomb, pour leur rendre le visage plus grand & plus large. Ils ont tous le même but ; ils s’empressent tandis que les os sont encore tendres, de les former au moule de la beauté qu’ils ont imaginée. Le Tartare ne veut que très-peu de nez ; & dans presque toute l’Inde orientale, on demande des oreilles immenses ; il y a des peuples entiers à qui elles descendent jusque sur les épaules. Cette nation aime les cheveux noirs & les dents blanches ; & la nation voisine idolatre les cheveux blancs & les dents noires. Celle-ci s’arrache les deux dents du milieu de la mâchoire supérieure, & celle-là se perce la mâchoire inférieure. L’une se met une cheville tout-au-travers du nez, & l’autre y attache des anneaux à tous les cartillages. Le Chinois a le visage plat & carré ; & le front du Siamois se retrécissant en pointe autant que le menton, forme un losange. Le Persan veut des brunes, & le Turc des rousses. Ici les teints sont rouges ou jaunes, & là verds ou bleus. Enfin, car ce détail seroit immense, tous les hommes se figurent leurs dieux fort beaux, & les diables fort laids ; mais par-tout où les hommes sont blancs, les dieux sont blancs & les diables noirs ; & par-tout où les hommes sont noirs, les dieux sont noirs & les diables blancs.

Quel affreux spectacle, me dites-vous ! j’en con-

viens ; mais je remarque par-tout dans les yeux des

amans, le même feu & la même langueur. On jure au nez court & aux vastes oreilles d’une belle, la même ardeur & la même constance que vous jurez à la petite bouche & aux grands yeux de celle qui vous charme.

N’allez pas m’opposer que ce sont des barbares ; les Asiatiques, & parmi eux les Chinois, ne le sont point-du-tout. Les Grecs & les Romains dont le bon goût est reconnu, & à qui nous devons nos meilleures idées sur le beau, n’étoient pas plus d’accord entre eux & avec vous. Les premiers aimoient de grands & de gros yeux, & les autres de petits fronts & des sourcils croisés. Des beautés greques & romaines ne feroient assûrément pas une beauté françoise, italienne ou angloise, &c.

Tous les cœurs, dites-vous, volent au-devant de celle que j’aime. Tous les amans parlent ainsi : & je sai mille autres femmes de qui l’on en dit autant, qui n’ont point le moindre trait de ressemblance avec l’objet que vous préférez. Bien plus, interrogeons ses prétendus adorateurs. L’un est épris de sa bouche, l’autre est enchanté de sa taille ; celui-ci adore ses yeux, celui-là ne voit rien de comparable à son teint ; il y en a qui aiment en elle des qualités qu’elle n’a pas. Aucun n’a été blessé du même trait, & tous s’étonnent qu’on puisse l’avoir été d’un autre.

Vous-même, avez-vous eu toûjours les mêmes goûts ? Opposez vos amours d’un tems à vos amours d’un autre ; & par la contradiction qui en résulte, jugez de vos idées.

Je ne suis donc pas plus éclairé, malgré vos promesses, que je ne l’étois auparavant. La revûe que nous avons faite des différens peuples de la Terre, bien loin de nous fixer dans nos recherches, n’a servi qu’à y jetter plus de difficulté. Il n’en est pas ainsi du beau en général ; car quand la définition que j’en donnerois ne vous satisferoit pas, je ne serois pas du moins en peine de vous montrer des modeles qui enleveroient tous les suffrages. Tous les peuples de la Terre admireroient la façade du Louvre, les jardins de Versailles & de Marli, l’église de S. Pierre à Rome, en un mot les merveilles de ce genre qui sont répandues dans le Monde. Les chef-d’œuvres des Raphaël, des Michel-Ange, des Titiens, des Rubens, des le Bruns, des Pugets, des Girardons, frapperont quiconque aura des yeux. L’Iliade, l’Enéide, Rodogune, Athalie, &c. feront toujours & par-tout les délices des amateurs des Belles-Lettres. Enfin ce qui sera réellement beau chez l’un, sera beau chez l’autre ; l’on en rendra raison, l’on en donnera même des regles. Voyez Beau. Il n’en sera pas de même de la beauté. Transportez une Françoise à la Chine & une Chinoise à Paris, elles exciteront beaucoup de curiosité, si vous voulez, mais pas à beaucoup près autant de sentimens ; & ces deux peuples si opposés dans leur goût, ne se céderont rien l’un à l’autre.

Si l’Androgyne de Platon étoit aussi vrai qu’il est ingénieusement trouvé (voyez Androgyne), rien ne seroit si facile que la solution de ce problème. Essayons de le dénoüer d’une autre façon.

L’intérêt, les passions, les préjugés, les usages, les mœurs, le climat, l’âge, le tempérament, agissent diversement sur chaque individu, & doivent produire par conséquent une variété infinie de sensations.

Notre imagination qui nous sert si bien dans toutes les occasions, se surpasse dans celles de ce genre : elle ne nous laisse voir que par ses yeux ; & cette enchanteresse nous déguise si bien ses caprices, qu’elle nous les fait adorer.

Si l’on me demandoit donc à-présent ce que c’est que la beauté, je dirois que de même que chaque