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des sens figurés en dogmes. Ce nouvel usage, comme on voit, pouvoit s’introduire assez facilement ; en effet, lorsqu’on se servoit du sens figuré pour établir un dogme déjà reçû, on n’avoit garde de nier le sens figuré, ou de dire qu’il ne prouvoit rien, parce qu’on eût passé pour nier le dogme ; par-là le sens figuré acquit bien-tôt une autorité considérable, & on ne craignit pas de l’apporter en preuves d’opinions nouvelles. En voici un exemple frappant, & que tout le monde connoît : c’est l’usage qu’on a voulu faire de l’allégorie des deux glaives pour attribuer à l’Eglise une autorité sur les souverains, même dans le temporel ; & il est à remarquer que cette méthode d’expliquer l’Ecriture & l’autorité des allégories apportées en preuves des dogmes, étoit tellement établie dans le xj. siecle, que les défenseurs de l’empereur Henri IV. contre Grégoire VII. ne s’avisoient pas de dire que cette figure ne prouvoit rien.

Cet abus étoit monté au comble au tems dont nous parlons, & nous n’en sommes pas encore tout-à-fait corrigés ; Vivès au xvj. siecle s’en plaignoit amerement : quo magis miror, dit-il sur le ch. iij. du livre XVII. de civitate Dei, stultitiam, ne dicam an impudentiam, an utrumque eorum, qui ex allegoriis præcepta & leges vitæ, dogmata religionis, vincula quibus ligemur teneamurque, colligant atque innodant, & ea pro certissimis in vulgum efferunt, ac hæreticum clamant si quis dissentiat.

Mais même en supposant que le sens figuré soit employé par les Théologiens en preuve d’un dogme bien établi d’ailleurs, c’est toûjours un inconvénient considérable que d’employer une aussi mauvaise raison, & on doit bannir absolument de la Théologie, l’usage de ces sortes d’explications. Cependant les anciens théologiens (& les modernes ne sont pas tout-à-fait exempts de ce reproche) ont tombé fréquemment dans ce défaut. Il s’en présente à moi un exemple tiré de S. Thomas. Pour prouver que les simples ne sont pas tenus d’avoir une foi explicite de toutes les vérités de la religion, il s’appuie sur le passage de Job. 1. Boves arabant & asinæ pascebantur juxta eos ; quia scilicet minores, dit-il, qui significantur per asinos debent in credendis adhærere majoribus, qui per boves significantur. Voilà une mauvaise preuve & une étrange explication. Il est vrai que saint Grégoire a donné le même sens à ce texte (lib. II. Moral.) : mais on voit assez la différence qu’il y a entre l’emploi d’une semblable explication dans un traité de Morale, & celui que S. Thomas en fait dans un traité de Théologie.

Cet abus est si grand, que je ne fais point de doute que si Dieu n’eût veillé sur son Eglise, cette prodigieuse quantité d’explications détournées, de sens allégoriques, &c. ne fût entrée dans le corps de la doctrine chrétienne, comme la cabale des Juifs dans leur théologie : mais la Providence avoit placé dans l’Eglise une barriere à ces excès, l’autorité de l’Eglise elle-même, qui seule ayant le droit suprème d’interpréter les Livres saints, anéantit & laisse oubliées les gloses des docteurs particuliers, qui ne rendent point le vrai sens des Ecritures, pendant qu’elle adopte celles qui sont conformes à la doctrine qu’elle a reçûe de J. C.

Le second inconvénient de cette méthode est que les incrédules en ont pris occasion de dire que ces explications précaires ont autant corrompu l’Ecriture parmi les Chrétiens, en en faisant perdre l’intelligence, qu’auroit pû le faire l’altération du texte même. La liberté d’expliquer ainsi l’Ecriture, dit M. Fleury, a été poussée à un tel excès, qu’elle l’a enfin rendue méprisable aux gens d’esprit mal instruits de la religion ; ils l’ont regardée comme un livre inintelligible qui ne signifioit rien par lui-même, & qui étoit le joüet des interpretes. C’est par-là, disent les Sociniens, que nous

en avons perdu le vrai sens sur les dogmes importans de la Trinité, de la satisfaction de Jesus-Christ, du péché originel, &c. desorte que nous ne pouvons plus y rien entendre, préoccupés que nous sommes de sens figurés qu’une longue habitude nous fait regarder comme propres, quoique nous ayons perdu le sens simple & naturel que les écrivains sacrés avoient en vûe. Il est facile de répondre à cela, que la doctrine catholique n’est point fondée sur ces explications arbitraires & figurées de certains passages, mais sur leur sens propre & naturel, comme le prouvent les Théologiens en établissant chaque dogme en particulier ; que quelle que soit l’ancienneté de ces explications figurées, nous pouvons aujourd’hui dans l’examen des dogmes, examiner & saisir le sens propre & naturel des passages sur lesquels nous les établissons, & que ce sens propre & naturel est celui auquel l’Eglise catholique les entend, &c. mais c’est toûjours, comme on voit, sur l’abus des sens figurés dans l’interprétation de l’Ecriture, que les Sociniens fondent de pareils reproches, & c’est ce que nous voulions faire remarquer.

En troisieme lieu, d’après la persuasion que l’Ecriture sainte est inspirée, celui qui prétend trouver une vérité de morale ou un dogme dans un passage, au moyen du sens figuré qu’il y découvre, donne de son autorité privée une définition en matiere de foi. En effet, cet homme, en interprétant ainsi l’Ecriture, suppose sans doute que Dieu, en inspirant à l’écrivain le passage en question, avoit en vûe ce sens figuré ; autrement il ne pourroit pas employer en preuve ce sens, qui ne seroit que dans sa tête. Il doit donc penser que ce passage renferme une vérité de foi, & imposer aux autres la nécessité de croire ce qu’il voit si clairement contenu dans la parole de Dieu. De là naissent bien des inconvéniens, des opinions théologiques érigées en dogmes, les reproches d’hérésie prodigués, &c. Il est vrai pourtant que ceux qui ont donné des explications figurées, n’ont pas toûjours prétendu qu’elles devinssent un objet de foi. C’est ainsi que S. Augustin, au quinzieme livre de civitate Dei, où il fait une grande comparaison de J. C. & de l’arche, insinue que quelqu’un avoit proposé une autre interprétation que la sienne, de ce qu’on lit au ch. vj. v. 16. de la Genese, dans les Septante & dans l’hébreu-samaritan (voyez la poliglotte de Walton) : inferiora, bicamerata & tricamerata facies. Il avoit dit que bicamerata signifioit que l’Eglise renfermoit la multitude des nations, parce que cette multitude étoit bipartita, propter circumcisionem & præputium ; & tripartita, propter tres filios Noë. Mais il permet qu’on entende par-là la foi, l’espérance & la charité ; ou les trois abondances de ces terres, dont les unes, selon Jesus-Christ, portent 30, d’autres 60, & d’autres 100 ; ou encore la pureté des femmes mariées, celle des veuves, & celle des vierges.

Ce pere n’oblige pas, comme on voit, à recevoir son explication : mais d’abord tous n’ont pas eu autant de modestie ; & d’ailleurs je trouve que son opinion devoit le conduire là, puisqu’en pensant, comme il faisoit, que le saint Esprit avoit eu ce premier sens en vûe, il devoit regarder son explication comme un objet de foi, quoiqu’elle soit arbitraire.

Je finis en observant un quatrieme inconvénient des explications figurées ; c’est qu’elles font tort à la majestueuse simplicité des Ecritures ; & on est fâché de voir les ouvrages de beaucoup de peres gâtés par ce défaut. Souvent on y voit tout-au-travers du plus beau plan du monde une explication de cette nature qui défigure tout : par exemple, S. Augustin, au douzieme livre contra Faustum, se proposant de montrer que J. C. avoit été figuré & annoncé par les prophetes, a recours à une prodigieuse quantité de figures, d’allégories, de rapports qu’il trouve entre J. C. &