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choix ou de suivre l’opinion, ou d’observer les convenances ; mais le dernier parti a cet avantage sur le premier, que dans tous les tems les convenances suffisent à la persuasion & à l’intérêt. On n’a besoin de recourir ni aux mœurs ni aux préjugés du siecle d’Homere, pour fonder les caracteres d’Ulysse & d’Achille : le premier est dissimulé, le poëte lui donne pour vertu la prudence : le second est colere, il lui donne la valeur. Ces convenances sont invariables comme les essences des choses, au lieu que l’autorité de l’opinion tombe avec elle : tout ce qui est faux est passager : l’erreur elle-même méprise l’erreur : la vérité seule, ou ce qui lui ressemble, est de tous les pays & de tous les siecles.

La fiction doit donc être la peinture de la vérité, mais de la vérité embellie, animée par le choix & le mélange des couleurs qu’elle puise dans la nature. Il n’y a point de tableau si parfait dans la disposition naturelle des choses, auquel l’imagination n’ait encore à retoucher. La nature dans ses opérations ne pense à rien moins qu’à être pittoresque. Ici elle étend des plaines, où l’œil demande des collines ; là elle resserre l’horison par des montagnes, où l’œil aimeroit à s’égarer dans le lointain. Il en est du moral comme du physique. L’histoire a peu de sujets que la Poësie ne soit obligée de corriger & d’embellir pour les rendre intéressans. C’est donc au peintre à composer des productions & des accidens de la nature un mélange plus vivant, plus varié, plus touchant que ses modeles. Et quel est le mérite de les copier servilement ? Combien ces copies sont froides & monotones, auprès des compositions hardies du génie en liberté ? Pour voir le monde tel qu’il est, nous n’avons qu’à le voir en lui-même ; c’est un monde nouveau qu’on demande aux Arts ; un monde tel qu’il devroit être, s’il n’étoit fait que pour nos plaisirs. C’est donc à l’artiste à se mettre à la place de la nature, & à disposer les choses suivant l’espece d’émotion qu’il a dessein de nous causer, comme la nature les eût disposées elle-même, si elle avoit eu pour premier objet de nous donner un spectacle riant, gracieux, ou pathétique.

On a prétendu que ce genre de fiction n’avoit point de regle sûre, par la raison que l’idée du beau, soit en Morale, soit en Physique, n’étoit ni absolue ni invariable. Quoi qu’il en soit de la beauté physique, sur laquelle du moins les notions éclairées & polies sont d’accord depuis trois mille ans, la beauté morale est la même chez tous les peuples de la terre. Les Européens ont trouvé une égale vénération pour la justice, la générosité, la constance, une égale horreur pour la cruauté, la lâcheté, la trahison, chez les sauvages du nouveau monde, que chez les peuples les plus vertueux.

Le mot du cacique Guatimosin, & moi, suis-je sur un lit de roses ? auroit été beau dans l’ancienne Rome ; & la réponse de l’un des proscrits de Néron au licteur, utinam tu tam fortiter ferias, auroit été admirée dans la cour de Montésuma.

Mais plus l’idée & le sentiment de la belle nature sont déterminés & unanimes, moins le choix en est arbitraire, & plus par conséquent l’imitation en est difficile, & la comparaison dangereuse du modele à l’imitation. C’est-là ce qui rend si glissante la carriere du génie dans la fiction qui s’éleve au parfait ; c’est sur-tout dans la partie morale que nos idées se sont étendues. Nous ne parlons point de cette anatomie subtile qui recherche, s’il est permis de s’exprimer ainsi, jusqu’aux fibres les plus déliées de l’ame : nous parlons de ces idées grandes & justes, qui embrassent le système des passions, des vices & des vertus, dans leurs rapports les plus éloignés. Jamais le coloris, le dessein, les nuances d’un caractere ; jamais le contraste des sentimens & le combat des intérêts n’ont

eu des juges plus éclairés ni plus rigoureux ; jamais par conséquent on n’a eu besoin de plus de talens & d’étude pour réussir, aux yeux de son siecle, dans la fiction morale en beau. Mais en même tems que les idées des juges se sont épurées, étendues, élevées, le goût & les lumieres des Peintres ont dû s’épurer, s’élever, & s’étendre. Homere seroit mal reçu aujourd’hui à nous peindre un sage comme Nestor ; mais aussi ne le peindroit-il pas de même. On voit l’exemple des progrès de la poésie philosophique dans les tragédies de M. de Voltaire. Les premiers maîtres du théatre sembloient avoir épuisé les combinaisons des caracteres, des intérêts, & des passions ; la Philosophie lui a ouvert de nouvelles routes. Mahomet, Alzire, Idamé, sont du siecle de l’Esprit des lois ; & dans cette partie même, le génie n’est donc pas sans ressource, & la fiction peut encore y trouver, quoiqu’avec peine, de nouveaux tableaux à former.

La nature physique est plus féconde & moins épuisée ; & sans nous mêler de pressentir ce que peuvent le travail & le génie, nous croyons entrevoir des veines profondes, & jusqu’ici peu connues, où la fiction peut s’étendre, & l’imagination s’enrichir. Voyez Epopée.

Il est des arts sur-tout pour lesquels la nature est toute neuve. La Poésie, dans sa course rapide, semble avoir tout moissonné ; mais la Peinture, dont la carriere est à-peu-près la même, en est encore aux premiers pas. Homere, lui seul, a fait plus de tableaux que tous les Peintres ensemble. Il faut que les difficultés méchaniques de la Peinture donnent à l’imagination des entraves bien gênantes, pour l’avoir retenue si long tems dans le cercle étroit qu’elle s’est prescrit.

Cependant dès qu’un génie audacieux & mâle a conduit le pinceau, on a vû éclore des morceaux sublimes ; les difficultés de l’art n’ont pas empêché Raphael de peindre la transfiguration, Rubens le massacre des innocens, Poussin les horreurs de la peste & le déluge, &c. Et combien ces grandes compositions laissent au-dessous d’elles tous ces morceaux d’une invention froide & commune, dans lesquels on admire sans émotion des beautés inanimées ! Qu’on ne dise point que les sujets pathétiques & pittoresques sont rares ; l’Histoire en est semée, & la Poésie encore plus. Les grands poëtes semblent n’avoir écrit que pour les grands peintres : c’est bien dommage que le premier qui, parmi nous, a tenté de rendre les sujets de nos tragédies (Coypel), n’ait pas eu autant de talent que de goût, autant de génie que d’esprit ! C’est-là que la fiction en beau, l’art de réunir les plus grands traits de la nature, trouveroit à se déployer. Qu’on s’imagine voir exprimés sur la toile Clitemnestre, Iphigénie, Achille, Eriphile, & Arcas, dans le moment où celui-ci leur dit :

Gardez-vous d’envoyer la princesse à son pere…
Il l’attend à l’autel pour la sacrifier.

Le cinquieme acte de Rodogune a lui seul de quoi occuper tout la vie d’un peintre laborieux & fécond. Rappellons-nous ces momens :

Une main qui nous fut bien chere !
Madame, est-ce la vôtre ou celle de ma mere ?
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Faites-en faire essai . . . .
Je le ferai moi-même.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Seigneur, voyez ses yeux.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Va, tu me veux en vain rappeller à la vie.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .