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nouvriers : cette mauvaise distribution des hommes & des richesses est inévitable, mais elle s’étend beaucoup trop loin ; peut-être y aura-t-on d’abord beaucoup contribué, en protégeant plus les citoyens que les habitans des campagnes. Les hommes sont attirés par l’intérêt & par la tranquillité. Qu’on procure ces avantages à la campagne, elle ne sera pas moins peuplée à proportion que les villes. Tous les habitans des villes ne sont pas riches, ni dans l’aisance. La campagne a ses richesses & ses agrémens : on ne l’abandonne que pour éviter les vexations auxquelles on y est exposé ; mais le gouvernement peut remédier à ces inconvéniens. Le commerce paroît florissant dans les villes, parce qu’elles sont remplies de riches marchands. Mais qu’en résulte-t-il, sinon que presque tout l’argent du royaume est employé à un commerce qui n’augmente point les richesses de la nation ? Locke le compare au jeu, où après le gain & la perte des joüeurs, la somme d’argent reste la même qu’elle étoit auparavant. Le commerce intérieur est nécessaire pour procurer les besoins, pour entretenir le luxe, & pour faciliter la consommation ; mais il contribue peu à la force & à la prospérité de l’état. Si une partie des richesses immenses qu’il retient, & dont l’emploi produit si peu au royaume, étoit distribuée à l’agriculture, elle procureroit des revenus bien plus réels & plus considérables. L’agriculture est le patrimoine du souverain : toutes ses productions sont visibles ; on peut les assujettir convenablement aux impositions ; les richesses pécuniaires échappent à la répartition des subsides, le gouvernement n’y peut prendre que par des moyens onéreux à l’état.

Cependant la répartition des impositions sur les laboureurs, présente aussi de grandes difficultés. Les taxes arbitraires sont trop effrayantes & trop injustes pour ne pas s’opposer toûjours puissamment au rétablissement de l’agriculture. La répartition proportionnelle n’est guere possible ; il ne paroît pas qu’on puisse la régler par l’évaluation & par la taxe des terres : car les deux sortes d’agriculture dont nous avons parlé, emportent beaucoup de différence dans les produits des terres d’une même valeur ; ainsi tant que ces deux sortes de culture subsisteront & varieront, les terres ne pourront pas servir de mesure proportionnelle pour l’imposition de la taille. Si l’on taxoit les terres selon l’état actuel, le tableau deviendroit défectueux à mesure que la grande culture s’accroîtroit : d’ailleurs il y a des provinces où le profit sur les bestiaux est bien plus considérable que le produit des récoltes, & d’autres où le produit des récoltes surpasse le profit que l’on retire des bestiaux ; de plus cette diversité de circonstances est fort susceptible de changemens. Il n’est donc guere possible d’imaginer aucun plan général, pour établir une répartition proportionnelle des impositions.

Mais il s’agit moins pour la sûreté des fonds du cultivateur d’une répartition exacte, que d’établir un frein à l’estimation arbitraire de la fortune du laboureur. Il suffiroit d’assujettir les impositions à des regles invariables & judicieuses, qui assûreroient le payement de l’imposition, & qui garantiroient celui qui la supporte, des mauvaises intentions ou des fausses conjectures de ceux qui l’imposent. Il ne faudroit se régler que sur les effets visibles ; les estimations de la fortune secrete des particuliers sont trompeuses, & c’est toûjours le prétexte qui autorise les abus qu’on veut éviter.

Les effets visibles sont pour tous les laboureurs des moyens communs pour procurer les mêmes profits ; s’il y a des hommes plus laborieux, plus intelligens, plus économes, qui en tirent un plus grand avantage, ils méritent de joüir en paix des fruits de leurs épargnes & de leurs talens. Il suffiroit donc d’obli-

ger le laboureur de donner tous les ans aux collecteurs

une déclaration fidelle de la quantité & de la nature des biens dont il est propriétaire ou fermier, & un dénombrement de ses récoltes, de ses bestiaux, &c. sous les peines d’être imposé arbitrairement s’il est convaincu de fraude. Tous les habitans d’un village connoissent exactement les richesses visibles de chacun d’eux ; les déclarations frauduleuses seroient facilement apperçûes. On assujettiroit de même rigoureusement les collecteurs à régler la répartition des impositions, relativement & proportionnellement à ces déclarations. Quant aux simples manouvriers & artisans, leur état serviroit de regles pour les uns & pour les autres, ayant égard à leurs enfans en bas âge, & à ceux qui sont en état de travailler. Quoiqu’il y eût de la disproportion entre ces habitans, la modicité de la taxe imposée à ces sortes d’ouvriers dans les villages, rendroit les inconvéniens peu considérables.

Les impositions à répartir sur les commerçans établis dans les villages, sont les plus difficiles à régler ; mais leur déclaration sur l’étendue & les objets de leur commerce, pourroit être admise ou contestée par les collecteurs ; & dans le dernier cas elle seroit approuvée ou réformée dans une assemblée des habitans de la paroisse. La décision formée par la notoriété, reprimeroit la fraude du taillable, & les abus de l’imposition arbitraire des collecteurs. Les commerçans sont en petit nombre dans les villages : ainsi ces précautions pourroient suffire à leur égard.

Nous n’envisageons ici que les campagnes, & surtout relativement à la sûreté du laboureur. Quant aux villes des provinces qui payent la taille, ce seroit à elles-mêmes à former les arrangemens qui leur conviendroient pour éviter l’imposition arbitraire.

Si ces regles n’obvient pas à tous les inconvéniens, ceux qui resteroient, & ceux même qu’elles pourroient occasionner, ne seroient point comparables à celui d’être exposé tous les ans à la discrétion des collecteurs ; chacun se dévoueroit sans peine à une imposition reglée par la loi. Cet avantage si essentiel & si desiré, dissiperoit les inquiétudes excessives que causent dans les campagnes la répartition arbitraire de la taille.

On objectera peut-être que les déclarations exactes que l’on exigeroit, & qui régleroient la taxe de chaque laboureur, pourroient le déterminer à restreindre sa culture & ses bestiaux pour moins payer de taille ; ce qui seroit encore un obstacle à l’accroissement de l’agriculture. Mais soyez assûré que le laboureur ne s’y tromperoit pas ; car ses récoltes, ses bestiaux, & ses autres effets, ne pourroient plus servir de prétexte pour le surcharger d’impositions ; il se décideroit alors pour le profit.

On pourroit dire aussi que cette répartition proportionnelle seroit fort composée, & par conséquent difficile à exécuter par des collecteurs qui ne sont pas versés dans le calcul : ce seroit l’ouvrage de l’écrivain, que les collecteurs chargent de la confection du rôle. La communauté formeroit d’abord un tarif fondamental, conformément à l’estimation du produit des objets dans le pays : elle pourroit être aidée dans cette premiere opération par le curé, ou par le seigneur, ou par son régisseur, ou par d’autres personnes capables & bienfaisantes. Ce tarif étant décidé & admis par les habitans, il deviendroit bientôt familier à tous les particuliers ; parce que chacun auroit intérêt de connoître la cote qu’il doit payer : ainsi en peu de tems cette imposition proportionnelle leur deviendroit très-facile.

Si les habitans des campagnes étoient délivrés de l’imposition arbitraire de la taille, ils vivroient dans la même sécurité que les habitans des grandes villes : beaucoup de propriétaires iroient faire valoir eux-