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colte n’est pas toute ensemencée en blé, il y en a ordinairement le quart en menus grains ; ainsi il n’y auroit chaque année qu’environ onze millions d’arpens ensemencés en blé. Chaque arpent, année commune, peut produire par cette culture environ trois septiers de blé, dont il faut retrancher la semence ; ainsi la sole donnera 28 millions de septiers.

Le produit total des deux parties est 42 millions.

On estime, selon M. Dupré de Saint-Maur, qu’il y a environ seize millions d’habitans dans le royaume. Si chaque habitant consommoit trois septiers de blé, la consommation totale seroit de quarante-huit millions de septiers : mais de seize millions d’habitans, il en meurt moitié avant l’âge de quinze ans. Ainsi de seize millions il n’y en a que huit millions qui passent l’âge de 15 ans, & leur consommation annuelle en blé ne passe pas vingt-quatre millions de septiers. Supposez-en la moitié encore pour les enfans au-dessous de l’âge de 15 ans, la consommation totale sera trente-six millions de septiers. M. Dupré de Saint-Maur estime nos récoltes en blé, année commune, à trente-sept millions de septiers ; d’où il paroît qu’il n’y auroit pas d’excédent dans nos récoltes en blé. Mais il y a d’autres grains & des fruits dont les paysans sont usage pour leur nourriture : d’ailleurs je crois qu’en estimant le produit de nos récoltes par les deux sortes de cultures dont nous venons de parler, elles peuvent produire, année commune, quarante-deux millions de septiers.

Si les 50 millions d’arpens de terres labourables[1] qu’il y a pour le moins dans le royaume, étoient tous traités par la grande culture, chaque arpent de terre, tant bonne que médiocre, donneroit, année commune, au moins cinq septiers, semence prélevée ; le produit du tiers chaque année, seroit 85 millions de septiers de blé ; mais il y auroit au moins un huitieme de ces terres employé à la culture des légumes, du lin, du chanvre, &c. qui exigent de bonnes terres & une bonne culture ; il n’y auroit donc par an qu’environ quatorze millions d’arpens qui porteroient du blé, & dont le produit seroit 70 millions de septiers.

Ainsi l’augmentation de récolte seroit chaque année, de vingt-six millions de septiers.

Ces vingt-six millions de septiers seroient surabondans dans le royaume, puisque les récoltes actuelles sont plus que suffisantes pour nourrir les habitans : car on présume avec raison qu’elles excedent, année commune, d’environ neuf millions de septiers.

Ainsi quand on supposeroit à l’avenir un surcroît d’habitans fort considérable, il y auroit encore plus de 26 millions de septiers à vendre à l’étranger.

Mais il n’est pas vraissemblable qu’on pût en vendre à bon prix une si grande quantité. Les Anglois n’en exportent pas plus d’un million chaque année ; la Barbarie n’en exporte pas un million de septiers. Leurs colonies, sur-tout la Pensylvanie qui est extrèmement fertile, en exportent à-peu-près autant. Il en sort aussi de la Pologne environ huit cents mille tonneaux, ou sept millions de septiers ; ce qui fournit les nations qui en achetent. Elles ne le payent pas même fort cherement, à en juger par le prix que les Anglois le vendent ; mais on peut toûjours conclure de-là que nous ne pourrions pas leur vendre vingt-six millions de septiers de blé, du moins à un prix qui pût dédommager le laboureur de ses frais.

Il faut donc envisager par d’autres côtés les produits de l’agriculture, portée au degré le plus avantageux.

Les profits sur les bestiaux en forment la partie la plus considérable. La culture du blé exige beaucoup de dépenses. La vente de ce grain est fort inégale ; si

le laboureur est forcé de le vendre à bas prix, ou de le garder, il ne peut se soûtenir que par les profits qu’il fait sur les bestiaux. Mais la culture des grains n’en est pas moins le fondement & l’essence de son état : ce n’est que par elle qu’il peut nourrir beaucoup de bestiaux ; car il ne suffit pas pour les bestiaux d’avoir des pâturages pendant l’été, il leur faut des fourrages pendant l’hyver, & il faut aussi des grains à la plûpart pour leur nourriture. Ce sont les riches moissons qui les procurent : c’est donc sous ces deux points de vûe qu’on doit envisager la régie de l’agriculture.

Dans un royaume comme la France dont le territoire est si étendu, & qui produiroit beaucoup plus de blé que l’on n’en pourroit vendre, on ne doit s’attacher qu’à la culture des bonnes terres pour la production du blé ; les terres fort médiocres qu’on cultive pour le blé, ne dédommagent pas suffisamment des frais de cette culture. Nous ne parlons pas ici des améliorations de ces terres ; il s’en faut beaucoup qu’on puisse en faire les frais en France, où l’on ne peut pas même, à beaucoup près, subvenir aux dépens de la simple agriculture. Mais ces mêmes terres peuvent être plus profitables, si on les fait valoir par la culture de menus grains, de racines, d’herbages, ou de prés artificiels, pour la nourriture des bestiaux ; plus on peut par le moyen de cette culture nourrir les bestiaux dans leurs étables, plus ils fournissent de fumier pour l’engrais des terres, plus les récoltes sont abondantes en grains & en fourrages, & plus on peut multiplier les bestiaux. Les bois, les vignes qui sont des objets importans, peuvent aussi occuper beaucoup de terres sans préjudicier à la culture des grains. On a prétendu qu’il falloit restreindre la culture des vignes, pour étendre davantage la culture du blé : mais ce seroit encore priver le royaume d’un produit considérable sans nécessité, & sans remédier aux empêchemens qui s’opposent à la culture des terres. Le vigneron trouve apparemment plus d’avantage à cultiver des vignes ; ou bien il lui faut moins de richesses pour soûtenir cette culture, que pour préparer des terres à produire du blé. Chacun consulte ses facultés ; si on restreint par des lois des usages établis par des raisons invincibles, ces lois ne sont que de nouveaux obstacles qu’on oppose à l’agriculture : cette législation est d’autant plus déplacée à l’égard des vignes, que ce ne sont pas les terres qui manquent pour la culture du blé ; ce sont les moyens de les mettre en valeur.

En Angleterre, on réserve beaucoup de terres pour procurer de la nourriture aux bestiaux. Il y a une quantité prodigieuse de bestiaux dans cette île ; & le profit en est si considérable, que le seul produit des laines est evalué à plus de cent soixante millions.

Il n’y a aucune branche de commerce qui puisse être comparée à cette seule partie du produit des bestiaux ; la traite des negres, qui est l’objet capital du commerce extérieur de cette nation, ne monte qu’environ à soixante millions : ainsi la partie du cultivateur excede infiniment celle du négociant. La vente des grains forme le quart du commerce intérieur de l’Angleterre, & le produit des bestiaux est bien supérieur à celui des grains. Cette abondance est dûe aux richesses du cultivateur. En Angleterre, l’état de fermier est un état fort riche & fort estimé, un état singulierement protégé par le gouvernement. Le cultivateur y fait valoir ses richesses à découvert, sans craindre que son gain attire sa ruine par des impositions arbitraires & indéterminées.

Plus les laboureurs sont riches, plus ils augmentent par leurs facultés le produit des terres, & la puissance de la nation. Un fermier pauvre ne peut cultiver qu’au desavantage de l’état, parce qu’il ne peut obtenir par son travail les productions que la terre n’accorde qu’à une culture opulente.

  1. Selon la carte de M. de Cassini, il y a en tout environ cent vingt-cinq millions d’arpens ; la moitié pourroit être cultivée en blé.