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nions cent fois renversées, & dont on trouvera la réfutation aux mots Providence, Prémotion, &c.

En second lieu, la providence entraîne, comme la création, l’enchaînement des causes. En effet la providence ne peut être autre chose que la disposition, l’ordre préétabli, la coordination des causes entr’elles, on n’en peut pas avoir d’autre notion, sans s’écarter de la vérité. Ce n’est qu’au moyen de cette coordination & de cet ordre général, qu’on peut venir à-bout de justifier la providence des maux particuliers qui se trouvent dans le système. Si l’on suppose une fois les phénomenes isolés & sans liaison, & Dieu déterminant l’existence de chacun d’eux en particulier, je défie qu’on concilie l’existence d’un seul Dieu, bon, juste, saint, avec les maux physiques & moraux qui sont dans le monde. Aussi personne n’a tenté de justifier la providence, que d’après ce grand principe de la liaison des causes. Malebranche, Léibnitz, &c. ont tous suivi cette route ; & avant eux les philosophes anciens, qui se sont faits les apologistes de la Providence. Aulugelle nous a conservé à ce sujet l’opinion de Chrysippe, cet homme qui adoucit la férocité des opinions du portique : Existimat autem non fuisse hoc principale naturæ consilium, ut faceret homines morbis obnoxios : numquam enim hoc convenisse naturæ autori parentique rerum omnium bonarum, sed cum multa atque magna gigneret, pareretque aptissima & utilissima, alia quoque simul agnata sunt incommoda, iis ipsis, quæ faciebat, cohærentia.

Mais, dira-t-on, cet enchaînement des causes ne justifie point Dieu des défauts particuliers du système, par exemple du mal que souffre dans l’Univers un être sensible. Qu’avois-je à faire, peut dire un homme malheureux, d’être placé dans cet ordre de causes ? Dieu n’avoit qu’à me laisser dans l’état de possible, & mettre un autre homme à ma place : ces causes sont fort bien arrangées, si l’on veut ; mais je suis fort mal. Et que me sert tout l’ordre de l’Univers, si je n’y entre que pour être malheureux ?

Cette difficulté devient encore plus forte lorsqu’on la fait à un théologien, & qu’on suppose les mysteres de la grace, de la prédestination, & les peines d’une autre vie.

Mais je remarque d’abord que cette objection attaque au moins aussi fortement celui qui regarde tous les faits, tous les évenemens comme isolés & sans liaison avec le système entier, que celui qui s’efforce de justifier la providence par l’enchaînement des causes : ainsi cette difficulté ne nous est pas particuliere.

Secondement, quand cet homme malheureux dit, qu’il voudroit bien n’être pas entré dans le système de l’Univers, c’est comme s’il disoit, qu’il voudroit bien que l’Univers entier fût resté dans le néant ; car si lui seul, & non pas un autre, pouvoit occuper la place qu’il remplit dans le système actuel, & si le système actuel exigeoit nécessairement qu’il y occupât cette même place dont il est mécontent, il desire que le système entier n’ait pas lieu, en desirant de n’y point entrer. Or je puis lui dire : Pour vous Dieu devoit-il s’abstenir de donner l’existence au système actuel, dans lequel il y a d’ailleurs tant de bonnes choses, tant d’êtres heureux ? oseriez-vous assûrer que sa justice & sa bonté exigeoient cela de lui ? Si vous l’osiez, la nature entiere qui joüit du bien de l’existence s’éleveroit contre vous, & mérite bien plus que vous d’être écoutée.

On voit bien que cette liaison étroite d’un être quelconque avec le système entier de l’Univers, qui fait que l’un ne peut pas exister sans l’autre, nous sert ici de principe pour resoudre la difficulté proposée : or cette liaison est une conséquence immédiate & nécessaire du système de l’enchaînement des cau-

ses ; puisque dans cette doctrine, un être quelconque avec ses états divers, tient tellement à tout le système des choses, que l’existence du monde entraîne & exige son existence & ses états divers, & réciproquement.

On sait qu’avec les principes de l’Origénisme on résout facilement cette objection ; parce que dans cette opinion tous les hommes devant être heureux après un tems déterminé de peines & de malheurs, il n’y en a point qui ne doive se loüer de son existence, & remercier l’auteur de la nature de l’avoir placé dans l’Univers. Cependant pour donner une réponse tout-à-fait satisfaisante, il faut toûjours que l’Origéniste lui-même explique pourquoi les hommes sont malheureux, même pendant une petite partie de la durée.

Pour cela il est nécessaire, & dans son système & dans toute philosophie, de dire que cette objection prend sa source dans l’ignorance où nous sommes des raisons pour lesquelles Dieu a créé le monde ; que nous savons certainement que ces raisons, quelles qu’elles soient, tiennent au système entier, qu’elles ont empêché que les choses ne fussent autrement ; & que si nous les connoissions, la providence seroit justifiée. Réponse qui, comme on le voit, est toûjours d’après le principe de l’enchaînement des causes.

En troisieme lieu, la prescience de l’Être suprème suppose cet enchaînement des causes ; car Dieu ne peut prévoir les évenemens futurs, tant libres que nécessaires, que dans la suite des causes qui doivent les amener ; parce que l’infaillibilité de la prescience de Dieu ne peut avoir d’autre fondement que l’infaillibilité de l’influence des causes sur les évenemens. Nous ne pourrions pas entrer dans quelques détails à ce sujet, sans sortir des bornes de cet article : c’est pourquoi nous renvoyons les lecteurs au mot Prescience, où nous traiterons cette question.

Nous concluons que la puissance de Dieu, sa providence, sa prescience, & tous ses attributs moraux, exigent qu’on reconnoisse entre les causes secondes, cette liaison & cet enchaînement, que nous disons être la cause des évenemens, & par conséquent de tout évenement fatal.

Je ne vois que deux sortes de personnes qui combattent cet enchaînement des causes ; les défenseurs du hasard d’Epicure, & les philosophes qui soûtiennent dans la volonté l’indifférence d’équilibre.

Les premiers ont prétendu qu’il y avoit des effets sans cause ; & nous voyons dans Cicéron, de fato, que les Epicuriens pressés d’expliquer d’où venoit cette déclinaison des atomes, en quoi ils faisoient consister la liberté, disoient qu’elle survenoit par hasard, casu, & que c’étoit cette déclinaison qui affranchissoit les actes de la volonté de la loi du fatum.

On peut s’en convaincre par ces vers de Lucrece, liv. II. vers. 251. & suiv.

Denique si semper motus connectitur omnis,
Et vetere exoritur semper novus ordine certo ;
Nec declinando faciunt primordia motûs
Principium quoddam, quod fati fœdera rumpat,
Ex infinito ne causam causa sequatur :
Libera per terras unde hæc animantibus extat,
Unde est hæc, inquam, fatis avolsa voluntas
Per quam progredimur quò ducit quemque voluptas ?

Il n’est pas nécessaire de nous arrêter ici à réfuter de pareilles chimeres ; il suffira de rapporter ici ces paroles d’Abbadie (Vérité de la Relig. tom. I. c. v.) : « Le hasard n’est, à proprement parler, que notre ignorance, laquelle fait qu’une chose qui a en soi