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leurs paupieres & leurs yeux de ce qu’on nomme al-co-hol, qui est la poudre de mine de plomb. Cette opération se fait en trempant dans cette poudre un petit poinçon de bois de la grosseur d’une plume, & en le passant ensuite entre les paupieres : elles se persuadent que la couleur sombre, que l’on parvient de cette façon à donner aux yeux, est un grand agrément au visage de toutes sortes de personnes.

Entr’autres colifichets des femmes d’Egypte, ajoûte le voyageur anglois, j’ai vû tirer des catacombes de Sakara, un bout de roseau ordinaire renfermant un poinçon de la même espece de ceux des Barbaresques, & une once de la même poudre dont on se sert encore actuellement (1740) dans ce pays-là, pour le même usage.

Les femmes greques & romaines emprunterent des Asiatiques, la coûtume de se peindre les yeux avec de l’antimoine ; mais pour étendre encore plus loin l’empire de la beauté, & réparer les couleurs flétries, elles imaginerent deux nouveaux fards inconnus auparavant dans le monde, & qui ont passé jusqu’à nous : je veux dire le blanc & le rouge. Delà vient que les Poëtes feignirent que la blancheur d’Europe ne lui venoit que parce qu’une des filles de Junon avoit dérobé le petit pot de fard blanc de cette déesse, & en avoit fait présent à la fille d’Agenor. Quand les richesses affluerent dans Rome, elles y porterent un luxe affreux ; la galanterie introduisit les recherches les plus rafinées dans ce genre, & la corruption générale y mit le sceau.

Ce que Juvénal nous dit des bapses d’Athènes, de ces prêtres efféminés qu’il admet aux mysteres de la toilette, se doit entendre des dames romaines, sur l’exemple desquelles, ceux dont le poëte veut parler, mettoient du blanc & du rouge, attachoient leurs longs cheveux d’un cordon d’or, & se noircissoient le sourcil, en le tournant en demi-rond avec une aiguille de tête.

Ille supercilium madidâ fuligine factum,
Obliquâ producit acu, pingitque trementes,
Attollens oculos
. Juvén. Sat. 2.

Nos dames, dit Pline le naturaliste, se fardent par air jusqu’aux yeux, tanta est decoris affectatio, ut tingantur oculi quoque ; mais ce n’étoit-là qu’un leger crayon de leur mollesse.

Elles passoient de leurs lits dans des bains magnifiques, & là elles se servoient de pierres-ponces pour se polir & s’adoucir la peau, & elles avoient vingt sortes d’esclaves en titre pour cet usage. A cette propreté luxurieuse, succéda l’onction & les parfums d’Assyrie : enfin le visage ne reçut pas moins de façons & d’ornemens que le reste du corps.

Nous avons dans Ovide des recettes détaillées de fards, qu’il conseilloit de son tems aux dames romaines, je dis aux dames romaines, car le fard du blanc & du rouge étoit reservé aux femmes de qualité sous le regne d’Auguste ; les courtisanes & les affranchies n’osoient point encore en mettre. Prenez donc de l’orge, leur disoit-il, qu’envoyent ici les laboureurs de Libye ; ôtez-en la paille & la robe ; prenez une pareille quantité d’ers ou d’orobe, détrempés l’un & l’autre dans des œufs, avec proportion ; faites sécher & broyer le tout ; jettez-y de la poudre de corne de cerf ; ajoûtez-y quelques oignons de narcisse ; pilez le tout dans le mortier ; vous y admettrez enfin la gomme & la farine de froment de Toscane ; que le tout soit lié par une quantité de miel convenable : celle qui se servira de ce fard, ajoûte-il, aura le teint plus net que la glace de son miroir.

Quæcumque afficiet tali medicamine vultum,
Fulgebit speculo lævior ipsa suo.

Mais on inventa bien-tôt une recette plus simple

que celle d’Ovide, & qui eut la plus grande vogue : c’étoit un fard composé de la terre de Chio, ou de Samos, que l’on faisoit dissoudre dans du vinaigre. Horace l’appelle humida creta. Pline nous apprend que les dames s’en servoient pour se blanchir la peau, de même que de la terre de Selinuse, qui est, dit-il, d’un blanc de lait, & qui se dissout promptement dans l’eau. Fabula, selon Martial, craignoit la pluie, à cause de la craie qui étoit sur son visage ; c’étoit une des terres dont nous venons de parler. Et Pétrone, en peignant un efféminé, s’exprime ainsi : Perfluebant per frontem sudantis acaciæ rivi, & inter rugas malarum, tantùm erat cretæ, ut putares detractum parietem nimbo laborare : « Des ruisseaux de gomme couloient sur son front avec la sueur, & la craie étoit si épaisse dans les rides de ses joues, qu’on auroit dit que c’étoit un mur que la pluie avoit déblanchi ».

Poppée, cette célebre courtisane, doüée de tous les avantages de son sexe, hors de la chasteté, usoit pour son visage d’une espece de fard onctueux, qui formoit une croûte durable, & qui ne tomboit qu’après avoir été lavée avec une grande quantité de lait, lequel en détachoit les parties, & découvroit une extrème blancheur : Poppée, dis-je, mit ce nouveau fard à la mode, lui donna son nom, Poppæana pingicia, & s’en servit dans son exil même, où elle fit mener avec elle un troupeau d’ânesses, & se seroit montrée avec ce cortége, dit Juvénal, jusqu’au pole hyperborée.

Cette pâte de l’invention de Poppée qui couvroit tout le visage, formoit un masque, avec lequel les femmes alloient dans l’intérieur de leur maison : c’étoit-là, pour ainsi dire, le visage domestique, & le seul qui étoit connu du mari. Ses levres, si nous écoutons Juvénal, s’y prenoient à la glu :

Hinc miseri viscantur labra mariti.


Ce teint tout neuf, cette fleur de peau, n’étoit faite que pour les amans ; & sur ce pié-là, ajoûte l’abbé Nadal, la nature ne donnoit rien ni aux uns ni aux autres.

Les dames romaines se servoient pour le rouge, au rapport de Pline, d’une espece de fucus qui étoit une racine de Syrie avec laquelle on teignoit les laines. Mais Théophraste est ici plus exact que le naturaliste romain : les Grecs, selon lui, appelloient fucus, tout ce qui pouvoit peindre la chair ; tandis que la substance particuliere dont les femmes se servoient pour peindre leurs joues de rouge, étoit distinguée par le nom de rizion, racine qu’on apportoit de Syrie en Grece à ce sujet. Les Latins, à l’imitation du terme grec, appellerent cette plante radicula ; & Pline l’a confondue avec la racine dont on teignoit les laines.

Il est si vrai que le mot fucus étoit un terme général pour désigner le fard, que les Grecs & les Romains avoient un fucus métallique qu’ils employoient pour le blanc, & qui n’étoit autre chose que la céruse ou le blanc de plomb de nos revendeuses à la toilette. Leur fucus rouge se tiroit de la racine rizion, & étoit uniquement destiné pour rougir les joues : ils se servirent aussi dans la suite pour leur blanc, d’un fucus composé d’une espece de craie argentine ; & pour le rouge du purpurissum, préparation qu’ils faisoient de l’écume de la pourpre, lorsqu’elle étoit encore toute chaude. Voyez Pourpre, (Coquille).

C’en est assez sur les dames greques & romaines. Poursuivons à-présent l’histoire du fard jusqu’à nos jours, & prouvons que la plûpart des peuples de l’Asie & de l’Afrique sont encore dans l’usage de se colorier diverses parties du corps de noir, de blanc, de rouge, de bleu, de jaune, de verd, en un mot de toutes sortes de couleurs, suivant les idées qu’ils se