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tre ame une puissance, une activité qui maîtrise le mouvement des esprits animaux. Cependant nous ne pouvons ni imaginer ni concevoir comment l’ame dirige le mouvement des esprits animaux dans nos déterminations libres. Toutes les sensations que nous recevons d’un objet par les organes des sens, se réunissent à l’endroit du siége de l’ame, au sensorium commun, & nous causent toutes les idées que nos facultés animales peuvent procurer.

Les facultés attribuées à l’ame sensitive nous sont communes avec les bêtes, parce qu’elles se rapportent toutes aux perceptions, aux sensations, & aux sentimens que nous avons des objets qui affectent, ou qui ont affecté nos sens. Elles consistent dans les facultés du corps, qui s’exercent seulement sur la faculté passible de l’ame ; mais ces facultés sont beaucoup plus imparfaites dans les bêtes, que dans les hommes ; parce que les organes dont elles dépendent, ont des fonctions moins étendues, & parce qu’elles ont en général moins d’aptitude à recevoir les impressions des objets, & à acquérir les dispositions qui perfectionnent ces facultés.

Je dis en général, car quelques unes de ces facultés sont plus parfaites dans certains animaux que dans les hommes ; les uns ont l’organe de l’odorat, les autres celui de la vûe, d’autres celui de l’oüie, &c. plus parfaits que nous ; mais les autres facultés s’y trouvent beaucoup plus imparfaites que dans les hommes, sur-tout les facultés recordatives, c’est-à-dire celles qui rappellent les sensations des objets : on s’en apperçoit facilement même dans les bêtes les plus dociles, lorsqu’on leur apprend quelques exercices, puisque ce n’est que par une longue suite d’actes répétés, qu’on peut les former à ces exercices.

Les bêtes ne cherchent point & ne découvrent point les différens moyens qui peuvent servir à la même fin ; elles ne choisissent point entre ces différens moyens, & ne savent point les varier ; leurs travaux ont toûjours la même forme, la même structure, les mêmes perfections, & les mêmes défauts ; elles ne conçoivent point différens projets ; elles ne tournent point leurs vûes ni leurs talens de divers côtés : que leur ame soit une substance matérielle ou une substance différente de la matiere, il est toûjours vrai qu’elle n’a rien de commun avec la nôtre, que la faculté de sentir ; & plus nous l’examinons, plus nous reconnoissons qu’elle n’est ni libre, ni intellectuelle.

Les bêtes sont donc poussées par leurs appétits, conduites par leur instinct, & assujetties en même tems à diverses sensations & perceptions sensibles qui reglent leur volonté & leurs actions, & leur tient lieu de raison & de liberté pour satisfaire à leurs penchans & à leurs besoins.

Mais malgré ces secours, les facultés des bêtes restent très-bornées ; elles sont presque entierement incapables d’instructions sur les choses mêmes qui se réduisent à une seule imitation ; avec les châtimens, les caresses, & tous les autres moyens que l’on employe pour leur faire contracter des habitudes capables de diriger leurs déterminations, on réussit très rarement.

Le chien, qui est la bête la plus docile, ne peut apprendre que quelques exercices qui ont rapport à son instinct. Le singe, cet animal si imitateur, est le plus inepte de tous les animaux à recevoir quelques instructions exactes, par l’imitation même : tâchez de le former à quelque exercice reglé, à quelques services domestiques les plus simples ; employez tout l’art possible pour lui faire acquérir ces petits talens, vos efforts ne serviront qu’à vous convaincre de son imbécillité.

Il faut laisser croire au vulgaire, que c’est par la malice ou mauvaise volonté que le singe est si indo-

cile. Les Philosophes connoissent le ridicule de cette

opinion ; ils savent que toute volonté, qui n’est pas nécessairement assujettie, se regle par motifs : or il n’y a ni crainte, ni espérance, ni autres motifs qui puissent changer ni regler celle de cet animal ; c’est pourquoi il ne laisse, comme les autres bêtes, appercevoir dans tout ce qui passe les bornes de son instinct que des marques d’une insigne stupidité.

Si les hommes montrent très-peu d’intelligence dans les premiers tems de leur vie, ce défaut ne doit pas être attribué à une imperfection de leurs facultés intellectuelles, mais seulement à la privation de sensations & de perceptions qu’ils n’ont pas encore reçûes, & qui leur procurent ensuite les connoissances sur lesquelles s’exercent les facultés intellectuelles, qui sont nécessaires pour regler la volonté & pour délibérer.

C’est pourquoi les enfans se laissent entraîner par des sensations, qui les déterminent immédiatement dans leurs actions ; mais lorsqu’ils sont plus instruits, ils refléchissent, ils raisonnent, ils choisissent, ils forment des desseins, ils inventent des moyens pour les exécuter ; ils acquierent des connoissances, ils les augmentent par l’exercice ; ils apprennent, ils pratiquent, & perfectionnent les Arts & les Sciences. L’avancement de l’âge ne donne point cet avantage aux bêtes, même à celles qui vivent le plus long-tems.

Ce sont donc les facultés intellectuelles qui distinguent l’homme des autres animaux ; elles consistent dans la puissance de l’ame sur les facultés animales dont nous avons parlé, & dans le pouvoir qu’elle a de s’exercer sur ses sensations & perceptions actuelles ; elles rendent les hommes maîtres de leurs délibérations ; elles leur font porter des jugemens sûrs, & leur font apprétier les motifs qui les dirigent dans leurs actions.

Mais nous ne pouvons dissimuler ici que les facultés intellectuelles ont une liaison très-étroite avec le bon état des organes du corps ; dans les maladies elles s’éclipsent, & la convalescence les fait reparoître : l’ame & le corps s’endorment ensemble. Dès que le cours des esprits, en se rallentissant, répand dans la machine un doux sentiment de repos & de tranquillité, les facultés intellectuelles deviennent paralytiques avec tous les muscles du corps : ceux-ci ne peuvent plus porter le poids de la tête ; celles-là ne peuvent plus soûtenir le fardeau de la pensée. Enfin l’état des facultés intellectuelles est si correlatif à l’état du corps, que ce n’est qu’en rétablissant les fonctions de l’un, qu’on rétablit celles de l’autre. Ainsi quiconque sait apprétier les choses, dit Boerhaave, conviendra que tout ce qui nous a été débité par les plus grands maîtres de l’art sur l’excellence de l’ame & de ses facultés, est entierement inutile pour la guérison des maladies.

Quelques physiologistes appellent facultés mixtes intellectuelles, les opérations de l’ame qui s’exercent à l’aide des perceptions & des connoissances intellectuelles : telles sont le goût, le génie, & l’industrie.

Ces sortes de facultés exigent différens genres de sciences pour en étendre & perfectionner l’exercice. Le goût suppose les connoissances, par lesquelles il peut discerner ce qui doit plaire le plus généralement par le sentiment & par la perfection qui doivent réunir, sur-tout dans les productions du génie, le plaisir & l’admiration. L’exercice du génie seroit fort borné sans la connoissance des sujets intéressans qu’il peut représenter, des beautés dont il peut les décorer, des caracteres, des passions qu’il doit exprimer, L’industrie doit être dirigée par la connoissance des propriétés de la matiere, & des lois des mouvemens simples & composés, des facilités & des difficultés que les corps qui agissent les uns sur les autres,