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sous votre conduite, ô Apollon Pythien, & par l’instigation de votre divinité, que je vais détruire la ville de Véïes : je vous offre la dixieme partie du butin que j’y ferai. Je vous prie aussi, Junon, qui demeurez présentement à Véïes, de nous suivre dans notre ville, où l’on vous bâtira un temple digne de vous ».

Mais le nom sacré des divinités tutélaires de chaque ville étoit presque toûjours inconnu aux peuples, & révelé seulement aux prêtres, qui, pour éviter ces évocations, en faisoient un grand mystere, & ne les proféroient qu’en secret dans les prieres solennelles : aussi pour lors ne les pouvoit-on évoquer qu’en termes généraux, & avec l’alternative de l’un ou de l’autre sexe, de peur de les offenser par un titre peu convenable.

Macrobe nous a conservé, Saturn. lib. III. c. jx. la grande formule de ces évocations, tirée du livre des choses secretes des Sammoniens : Sérénus prétendoit l’avoir prise dans un auteur plus ancien. Elle avoit été faite pour Carthage ; mais en changeant le nom, elle peut avoir servi dans la suite à plusieurs autres villes, tant de l’Italie que de la Grece, des Gaules, de l’Espagne & de l’Afrique, dont les Romains ont évoqué les dieux avant de faire la conquête de ces pays-là. Voici cette formule curieuse.

« Dieu ou déesse tutélaire du peuple & de la ville de Carthage, divinité qui les avez pris sous votre protection, je vous supplie avec une vénération profonde, & vous demande la faveur de vouloir bien abandonner ce peuple & cette cité ; de quitter leurs lieux saints, leurs temples, leurs cérémonies sacrées, leur ville ; de vous éloigner d’eux ; de répandre l’épouvante, la confusion, la négligence parmi ce peuple & dans cette ville : & puisqu’ils vous trahissent, de vous rendre à Rome auprès de nous ; d’aimer & d’avoir pour agréables nos lieux saints, nos temples, nos sacres mysteres ; & de me donner, au peuple romain & à mes soldats, des marques évidentes & sensibles de votre protection. Si vous m’accordez cette grace, je fais vœu de vous bâtir des temples & de célébrer des jeux en votre honneur ».

Après cette évocation ils ne doutoient point de la perte de leurs ennemis, persuadés que les dieux qui les avoient soûtenus jusqu’alors, alloient les abandonner, & transférer leur empire ailleurs. C’est ainsi que Virgile parle de la desertion des dieux tutélaires de Troye, lors de son embrasement :

Excessere omnes, adytis, arisque relictis,
Dî quibus imperium hoc steterat…

Æneïd. lib. II.

Cette opinion des Grecs, des Romains, & de quelques autres peuples, paroît encore conforme à ce que rapporte Josephe, liv. VI. de la guerre des Juifs, ch. xxx. que l’on entendit dans le temple de Jérusalem, avant sa destruction, un grand bruit, & une voix qui disoit, sortons d’ici ; ce que l’on prit pour la retraite des anges qui gardoient ce saint lieu, & comme un présage de sa ruine prochaine : car les Juifs reconnoissoient des anges protecteurs de leurs temples & de leurs villes.

Je finis par un trait également plaisant & singulier, qu’on trouve dans Quinte-Curce, liv. IV. au sujet des évocations. Les Tyriens, dit-il, vivement pressés par Alexandre qui les assiégeoit, s’aviserent d’un moyen assez bisarre pour empêcher Apollon, auquel ils avoient une dévotion particuliere, de les abandonner. Un de leurs citoyens ayant déclaré en pleine assemblée qu’il avoit vû en songe ce dieu qui se retiroit de leur ville, ils lierent sa statue d’une chaîne d’or, qu’ils attacherent à l’autel d’Hercule leur dieu tutélaire, afin qu’il retînt Apollon. Voyez les mém.

de l’acad. des Inscript. tom. V. Article de M. le chevalier de Jaucourt.

Evocation des manes, (Littérat.) c’étoit la plus ancienne, la plus solennelle, & en même tems celle qui fut le plus souvent pratiquée.

Son antiquité remonte si haut, qu’entre les différentes especes de magie que Moyse défend, celle-ci y est formellement marquée : Nec sit… qui quarat à mortuis veritatem. L’histoire qu’on répete si souvent à ce sujet, de l’ombre de Samuel évoquée par la magicienne, fournit une autre preuve que les évocations étoient en usage dès les premiers siecles, & que la superstition a presque toûjours triomphé de la raison chez tous les peuples de la terre.

Cette pratique passa de l’Orient dans la Grece, où on la voit établie du tems d’Homere. Loin que les Payens ayent regardé l’évocation des ombres comme odieuse & criminelle, elle étoit exercée par les ministres des choses saintes. Il y avoit des temples consacrés aux manes, où l’on alloit consulter les morts ; il y en avoit qui étoient destinés pour la cérémonie de l’évocation. Pausanias alla lui-même à Héraclée, ensuite à Phygalia, pour évoquer dans un de ces temples une ombre dont il étoit persécuté. Périandre, tyran de Corinthe, se rendit dans un pareil temple qui étoit chez les Thesprotes, pour consulter les manes de Mélisse.

Les voyages que les Poëtes font faire à leurs héros dans les enfers, n’ont peut-être d’autre fondement que les évocations, auxquelles eurent autrefois recours de grands hommes pour s’éclaircir de leur destinée. Par exemple, le fameux voyage d’Ulysse au pays des Cymmériens, où il alla pour consulter l’ombre de Tyrésias ; ce fameux voyage, dis-je, qu’Homere a décrit dans l’Odyssée, a tout l’air d’une semblable évocation. Enfin Orphée qui avoit été dans la Thesprotie pour évoquer le phantôme de sa femme Euridice, nous en parle comme d’un voyage d’enfer, & prend de-là occasion de nous débiter tous les dogmes de la Théologie payenne sur cet article ; exemple que les autres Poëtes ont suivi.

Mais il faut remarquer ici que cette maniere de parler, évoquer une ame, n’est pas exacte ; car ce que les prêtres des temples des manes, & ensuite les magiciens, évoquoient, n’étoit ni le corps ni l’ame, mais quelque chose qui tenoit le milieu entre le corps & l’ame, que les Grecs appelloient εἴδωλον, les Latins simulacrum, imago, umbra tenuis. Quand Patrocle prie Achille de le faire enterrer, c’est afin que les images legeres des morts, εἴδωλα καμόντων, ne l’empêchent pas de passer le fleuve fatal.

Ce n’étoit ni l’ame ni le corps qui descendoient dans les champs élysées, mais ces idoles. Ulysse voit l’ombre d’Hercule dans ces demeures fortunées, pendant que ce héros est lui-même avec les dieux immortels dans les cieux, où il a Hébé pour épouse. C’étoit donc ces ombres, ces spectres ou ces manes, comme on voudra les appeller, qui étoient évoqués.

De savoir maintenant si ces ombres, ces spectres ou ces manes ainsi évoqués apparoissoient, ou si les gens trop crédules se laissoient tromper par l’artifice des prêtres, qui avoient en main des fourbes pour les servir dans l’occasion, c’est ce qu’il n’est pas difficile de décider.

Ces évocations, si communes dans le paganisme, se pratiquoient à deux fins principales ; ou pour consoler les parens & les amis, en leur faisant apparoître les ombres de ceux qu’ils regrettoient ; ou pour en tirer leur horoscope. Ensuite parurent sur la scene les magiciens, qui se vanterent aussi de tirer par leurs enchantemens ces ames, ces spectres ou ces phantômes de leurs demeures sombres.

Ces derniers, ministres d’un art frivole & funeste, vinrent bientôt à employer dans leurs évocations les