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relativement à la réalité des objets, puisqu’elles ne vous ont représenté que des objets qui vous ont auparavant procuré ces mêmes sensations par la voie des sens. S’il n’y a pas de rapport essentiel entre les objets & les sensations, les connoissances que la mémoire vous rappelle, vous assûrent au moins que dans notre état actuel il y a un rapport conditionnel & nécessaire. Vous ne connoissez pas non plus de rapport essentiel entre l’être sensitif & les sensations, puisqu’il n’est pas évident que l’être sensitif ne puisse pas exister sans les sensations. Vous avouerez aussi, par la même raison, qu’il n’y a pas de rapport essentiel entre l’être sensitif & la cause active de nos sensations. Mais toûjours est-il évident par la réalité des sensations, qu’il y a au moins un rapport nécessaire entre notre être sensitif & nos sensations, & entre la cause active de nos sensations & notre être sensitif. Or un rapport nécessaire connu nous assûre évidemment de la réalité des corrélatifs. Le rapport nécessaire que nous connoissons entre nos sensations & les objets sensibles, nous assûre donc avec évidence de la réalité de ces objets, quels qu’ils soient ; je dis quels qu’ils soient, car je ne les connois point en eux-mêmes, mais je ne connois pas plus mon être sensitif : ainsi je ne connois pas moins les corps ou les objets sensibles, que je me connois moi-même. De plus nos sensations nous découvrent aussi entre les corps, des rapports nécessaires qui nous assûrent que les propriétés de ces corps ne se bornent pas à nous procurer des sensations ; car nous reconnoissons qu’ils sont eux-mêmes des causes sensibles, qui agissent réciproquement les unes sur les autres ; ensorte que le système général des sensations est une démonstration du système général du méchanisme des corps.

La même certitude s’étend jusqu’à la notion que j’ai des êtres sensitifs des autres hommes ; parce que les instructions vraies que j’en ai reçûes, & que j’ai vérifiées par l’exercice de mes sens, établissent un rapport nécessaire entre les êtres sensitifs de ces hommes, & mon être sensitif. En effet je suis aussi assûré de la vérité de ces instructions que j’ai confirmées par l’exercice de mes sens, que de la fidélité de ma mémoire, que de la connoissance de mon existence successive, & que de l’existence des corps ; puisque c’est par la même évidence que je suis assûré de la vérité de toutes ces connoissances. En effet la vérification des instructions que j’ai reçûes des hommes, me prouve que chacun d’eux a, comme moi, un être sensitif qui a reçû les sensations ou les connoissances qu’il m’a communiquées, & que j’ai vérifiées par l’usage de mes sens.

41°. Qu’un être sensitif, qui est privativement & exclusivement affecté de sensations bornées à lui, & qui ne sont senties que par lui-même, est réellement distinct de tout autre être sensitif. Vous êtes assûré, par exemple, que vous ignorez ma pensée ; je suis assûré aussi que j’ignore la vôtre : nous connoissons donc avec certitude que nous pensons séparément, & que votre être sensitif & le mien sont réellement & individuellement distincts l’un de l’autre. Nous pouvons, il est vrai, nous communiquer nos pensées par des paroles, ou par d’autres signes corporels, convenus, & fondés sur la confiance ; mais nous n’ignorons pas qu’il n’y a aucune liaison nécessaire entre ces signes & les sensations, & qu’ils sont également le véhicule du mensonge & de la vérité. Nous n’ignorons pas non plus quand nous nous en servons, que nous n’y avons recours que parce que nous savons que nos sensations sont incommunicables par elles-mêmes : ainsi l’usage même de tels moyens est un avec continuel de la connoissance que nous avons de l’incommunicabilité de nos sensations, & de l’individualité de nos ames. On est

convaincu par-là de la fausseté de l’idée de Spinosa sur l’unité de substance dans tout ce qui existe.

42°. Que les êtres sensitifs ont leurs sensations à part, qui ne sont qu’à eux, & qui sont renfermées dans les bornes de la réalité de chaque être sensitif qui en est affecté ; parce qu’un être qui se sent soi-même ne peut se sentir hors de lui-même, & qu’il n’y a que lui qui puisse se sentir soi-même : d’où il s’ensuit évidemment que chaque être sensitif est simple, & réellement distinct de tout autre être sensitif. Les bêtes mêmes sont assûrées de cette vérité ; elles savent par expérience qu’elles peuvent s’entre-causer de la douleur, & chacune d’elles éprouve qu’elle ne sent point celle qu’elle cause à une autre : c’est par cette connoissance qu’elles se défendent, qu’elles se vengent, qu’elles menacent, qu’elles attaquent, qu’elles exercent leurs cruautés dans les passions qui les animent les unes contre les autres ; & celles qui ont besoin pour leur nourriture d’en dévorer d’autres, ne redoutent pas la douleur qu’elles vont leur causer.

43°. Qu’on ne peut supposer un assemblage d’êtres qui ayent la propriété de sentir, sans reconnoître qu’ils ont chacun en particulier cette propriété ; que chacun d’eux doit sentir en son particulier, à part, privativement & exclusivement à tout autre ; que leurs sensations sont réciproquement incommunicables par elles-mêmes de l’un à l’autre ; qu’un tout composé de parties sensitives, ne peut pas former une ame ou un être sensitif individuel ; parce que chacune de ces parties penseroit séparément & privativement les unes aux autres ; & que les sensations de chacun de ces êtres sensitifs n’étant pas communicables de l’un à l’autre, il ne pourroit y avoir de réunion ou de combinaisons intimes d’idées, dans un assemblage d’êtres sensitifs, dont les divers états ou positions varieroient les sensations, & dont les diverses sensations de chacun d’eux seroient inconnues aux autres. De-là il est évident qu’une portion de matiere composée de parties réellement distinctes, placées les unes hors des autres, ne peut pas former une ame. Or toute matiere étant composée de parties réellement distinctes les unes des autres, les êtres sensitifs individuels ne peuvent pas être des substances matérielles.

44°. Que les objets corporels qui occasionnent les sensations, agissent sur nos sens par le mouvement.

45°. Que le mouvement n’est pas un attribut essentiel de ces objets ; car ils peuvent avoir plus ou moins de mouvement, & ils peuvent en être privés entierement ; or ce qui est essentiel à un être en est inséparable, & n’est susceptible ni d’augmentation, ni de diminution, ni de cessation.

46°. Que le mouvement est une action ; que cette action indique une cause ; & que les corps sont les sujets passifs de cette action.

47°. Que le sujet passif, & la cause qui agit sur ce sujet passif, sont essentiellement distincts l’un de l’autre.

48°. Que nous sommes assûrés en effet par nos sensations, qu’un corps ne se remet point par lui-même en mouvement lorsqu’il est en repos, & n’augmente jamais par lui-même le mouvement qu’il a reçu : qu’un corps qui en meut un autre, perd autant de son mouvement que celui-ci en reçoit ; ainsi, rigoureusement parlant, un corps n’agit pas sur un autre corps ; l’un est mis en mouvement, par le mouvement qui se sépare de l’autre ; un corps qui communique son mouvement à d’autres corps, n’est donc pas lui-même le mouvement ni la cause du mouvement qu’il communique à ces corps.

49°. Que les corps n’étant point eux-mêmes la cause du mouvement qu’ils reçoivent, ni de l’aug-