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nos sensations, & entre les causes & les effets ; car nous ne connoissons notre être sensitif, que parce qu’il nous est indiqué par nos sensations. Nous ne connoissons les causes de nos sensations, que parce que nos sensations nous assûrent qu’elles sont produites par ces causes : nous ne connoissons les objets de nos sensations que parce qu’ils nous sont représentés par nos sensations. Deux sortes de rapports constituent l’évidence indicative ; les rapports essentiels, & les rapports nécessaires. Les rapports essentiels consistent dans les liaisons des choses qui ne peuvent exister les unes sans les autres : tel est le rapport qu’il y a entre les effets & leurs causes, par exemple, entre le mouvement & la cause motrice, & pareillement aussi entre le mouvement & le mobile. Mais ces rapports essentiels ne se trouvent pas entre les causes & les effets, ni entre les sujets sur lesquels s’operent les effets, & ces effets mêmes, ni entre le sujet & la cause ; car le mobile peut n’être pas mû, & la cause motrice peut aussi ne pas mouvoir : mais quand le mouvement existe, il établit au moins alors un rapport nécessaire entre les uns & les autres ; & ce rapport nécessaire forme ainsi une évidence à laquelle nous ne pouvons nous refuser.

8°. Que nous ne connoissons avec évidence les êtres qui nous sont indiqués par nos sensations que par leurs propriétés, qui ont une liaison essentielle ou nécessaire avec nos sensations ; parce que ne connoissant que nos sensations en elles-mêmes, & que les êtres qui nous sont indiqués par nos sensations n’étant pas eux-mêmes nos sensations, nous ne pouvons pas connoître ces êtres en eux-mêmes.

9°. Que la simple faculté passive par laquelle l’être sensitif peut être affecté de sensations n’est point elle-même la propriété active, ou la cause qui lui produit les sensations dont il est affecté. Car une propriété purement passive n’est pas une propriété active.

10°. Qu’en effet, l’être sensitif ne peut se causer à lui-même aucune sensation : il ne peut, par exemple, quand il sent du froid, se causer par lui-même la sensation de chaleur.

11°. Que l’être sensitif a des sensations desagréables dont il ne peut se délivrer ; qu’il voudroit en avoir d’agréables qu’il ne peut se procurer. Il n’est donc que le sujet passif de ses sensations.

12°. Que l’être sensitif ne pouvant se causer à lui-même ses sensations, elles lui sont causées par une puissance qui agit sur lui, & qui est réellement distincte de lui-même.

13°. Que l’être sensitif est dépendant de la puissance qui agit sur lui, & qu’il lui est assujetti.

14°. Qu’il n’y a nulle intelligence, ou nulle combinaison d’idées du présent & du passé, sans la mémoire ; parce que sans la mémoire, l’être sensitif n’auroit que la sensation de l’instant présent, & ne pourroit réunir à cette sensation aucune de celles qu’il a déjà reçûes. Ainsi nulle liaison, nul rapport mutuel, nulle combinaison d’idées ou sensations remémoratives, & par conséquent nulle appréhension consécutive, ou nulle fonction intellectuelle de l’être sensitif.

15°. Que l’être sensitif ne tire point de lui les idées ou les sensations dont il se ressouvient ; parce qu’il n’existe en lui d’autres sensations que celles dont il est affecté actuellement & sensiblement. Ainsi on ne peut, dans l’ordre naturel, attribuer à l’être sensitif des idées permanentes, habituelles, innées, qui puissent subsister dans l’oubli actuel de ces idées ; car l’oubli d’une idée ou sensation est le néant de cette même sensation, & le ressouvenir d’une sensation est la réproduction de cette sensation : ce qui indique nécessairement une cause active qui reproduit les sensations dans l’exercice de la mémoire.

16°. Que nous éprouvons que les objets que nous appellons corps ou matiere sont eux-mêmes dans l’ordre naturel les causes physiques de toutes les différentes idées représentatives, des différentes affections, du bonheur, du malheur, des volontés, des passions, des déterminations de notre être sensitif, & que ces objets nous instruisent & nous affectent selon des lois certaines & constantes. Ces mêmes objets, quels qu’ils soient, & ces lois sont donc dans l’ordre naturel des causes nécessaires de nos sentimens, de nos connoissances, & de nos volontés.

17°. Que l’être sensitif ne peut par lui-même ni changer, ni diminuer, ni augmenter, ni défigurer les sensations qu’il reçoit par l’usage actuel des sens.

18°. Que les sensations représentatives que l’ame reçoit par l’usage des sens, ont entr’elles des différences essentielles & constantes qui nous instruisent sûrement de la diversité des objets qu’elles représentent. La sensation représentative d’un cercle, par exemple, differe essentiellement, & toûjours de la même maniere, de la sensation représentative d’un quarré.

19°. Que l’être sensitif distingue les sensations les unes des autres, par les différences que les sensations elles-mêmes ont entr’elles. Ainsi le discernement, ou la fonction par laquelle l’ame distingue les sensations & les objets représentés par les sensations, s’exécute par les sensations mêmes.

20°. Que le jugement s’opere de la même maniere ; car juger, n’est autre chose qu’appercevoir & reconnoître les rapports, les quantités, & les qualités ou façons d’être des objets : or ces attributs font partie des sensations représentatives des objets ; une porte fermée fait naître la sensation d’une porte fermée ; un ruban blanc, la sensation d’un ruban blanc ; un grand bâton & un petit bâton vûs ensemble, font naître la sensation du grand bâton & la sensation du petit bâton : ainsi juger qu’une porte est fermée, qu’un ruban est blanc, qu’un bâton est plus grand qu’un autre, n’est autre chose que sentir ou appercevoir ces sensations telles qu’elles sont. Il est donc évident que ce sont les sensations elles-mêmes qui produisent les jugemens. Ce qu’on appelle conséquences dans une suite de jugemens, n’est que l’accord des sensations, apperçû relativement à ces jugemens. Ainsi toutes ces appréhensions ou apperceptions ne sont que des fonctions purement passives de l’être sensitif. Il paroît cependant que les affirmations, les négations & les argumentations marquent de l’action dans l’esprit : mais c’est notre langage, & surtout les fausses notions puisées dans la logique scholastique, qui nous en imposent. La logique des colléges a encore d’autres défauts, & surtout celui d’apprendre à convaincre par la forme des syllogismes. Une bonne logique ne doit être que l’art de faire appercevoir dans les sensations, ce que l’on veut apprendre aux autres ; mais ordinairement le syllogisme n’est pas, pour cet effet, la forme de discours la plus convenable. Tout l’art de la vraie Logique ne consiste donc qu’à rappeller les sensations nécessaires, à réveiller & à diriger l’attention, pour faire découvrir dans ces sensations ce qu’on veut y faire appercevoir. Voyez Sensations, §. Déduction.

21°. Qu’il n’y a pas de sensations représentatives simples ; par exemple, la sensation d’un arbre renferme celle du tronc, des branches, des feuilles, des fleurs : & celles-ci renferment les sensations d’étendue, de couleurs, de figures, &c.

22°. Que de plus, les sensations ont entr’elles par la mémoire une multitude de rapports que l’ame apperçoit, qui lient diversement toutes les sensations les unes aux autres, & qui, dans l’exercice de la mémoire, les rappellent à l’ame, selon l’ordre dans lequel elles l’intéressent actuellement ; ce qui