Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/142

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est ainsi que les Capharnaïtes, & les apôtres même, entendirent les paroles de la promesse ; & Jesus-Christ ne dit pas un mot pour les détromper sur le fond de la chose, quoiqu’ils se trompassent sur la maniere dont Jesus-Christ devoit donner son corps à manger & son sang à boire : ils pensoient en effet qu’il en seroit de la chair & du sang de Jésus-Christ comme des alimens ordinaires, & qu’ils les recevroient dans leur forme naturelle & physique ; idée qui fait horreur & qui les révolta. Mais Jesus-Christ sans leur expliquer la maniere sacramentelle dont il leur donneroit sa chair pour viande, & son sang pour breuvage, n’en promet pas moins qu’il leur donnera l’un & l’autre réellement ; & les Calvinistes conviennent que dans ces passages il s’agit du vrai corps & du vrai sang de Jesus-Christ.

Le pain & le vin ne sont ni signes naturels ni signes arbitraires du corps & du sang de Jesus-Christ ; & le, paroles de l’institution seroient vuides de sens, si sans avoir préparé l’esprit de ses disciples, le Sauveur eût employé une métaphore aussi extraordinaire pour leur dire qu’il leur donnoit le pain & le vin comme des signes ou des figures de son corps & de son sang. Enfin les paroles qui concernent l’usage de l’eucharistie ne sont pas moins précises ; il n’y est mention ni de symboles, ni de signes, ni de figures, mais du corps & du sang de Jesus-Christ, & de la profanation de l’un & de l’autre, quand on reçoit indignement l’eucharistie.

D’ailleurs, ajoûtent-ils, comment les peres, pendant neuf siecles entiers, ont-ils entendu ces paroles, non pas dans les écrits polémiques, ou dans des ouvrages de controverse, mais dans leurs catécheses ou instructions aux cathécumenes, dans leurs sermons & leurs homélies au peuple ? Comment, pendant le même espace de tems, les fideles ont-ils entendu ces textes ? Que croyoient-ils ? Que pensoient-ils ? Lorsque dans la célébration fréquente des saints mysteres, le prêtre ou le diacre leur présentant l’eucharistie, disant, corpus Christi, voila ou ceci est le corps de Jesus-Christ, ils répondoient amen, il est vrai ; si, comme le supposent les Calvinistes, les uns & les autres ne croyoient pas la présence réelle, le langage des peres & celui du peuple n’étoit qu’un langage évidemment faux & illusoire. Les Pasteurs, comme le remarque très bien l’auteur de la perpétuité de la foi, auroient sans cesse employé des expressions qui énoncent précisément & formellement la présence réelle de Jesus-Christ dans l’eucharistie, pour n’enseigner qu’une présence figurée & métaphorique ; & les peuples, de leur côté, intimement convaincus que Jesus-Christ n’étoit pas réellement présent dans l’eucharistie, auroient conçû leur profession de foi dans des termes qui énonçoient formellement la réalité de sa présence. Cette double absurdité est inconcevable dans la pratique.

La voie de prescription consiste à prouver, que depuis la naissance de l’Eglise, jusqu’au tems où Bérenger a commencé à dogmatiser, l’Eglise greque & latine ont constamment & unanimement professé la foi de la présence réelle, & l’ont encore professée depuis Bérenger jusqu’à Calvin, & depuis Calvin jusqu’à nous : c’est ce qu’ont démontré nos controversistes par la tradition non interrompue des peres de l’Eglise, par les décisions des conciles, par toutes les liturgies des églises d’Orient & d’Occident, par la confession même des sectes qui se sont séparées de l’Eglise, telles que les Nestoriens, les Eutychiens, &c. ils ont amené les Calvinistes à ce point. On connoît l’époque de la naissance de votre erreur sur la présence reelle : vous l’avez empruntée des Vaudois, des Petrobrusiens, des Henriciens ; vous remontez jusqu’à Bérenger, ou tout au plus, jusqu’à

Jean Scot. Vous êtes donc venu troubler l’Eglise dans sa possession. Et quels titres avez-vous pour la combattre ? Voyez Henriciens, &c.

Les Protestans répondent : 1°. que les preuves tirées de l’Ecriture ne sont pas décisives ; & que les textes allégués par les Catholiques peuvent aussi bien se prendre dans un sens métaphorique, que ceux-ci : Genes. chap. XLVI. vers. 2. les sept vaches grasses & les sept épis pleins sont sept années d’abondance : & dans Daniel, chap. XXII. vers. 28 ce prophete expliquant à Nabuchodonosor ce que signifioit la statue colossale qu’il avoit vûe en songe, il lui dit, vous étes la tête d’or ; ou ce que Jesus-Christ dit dans la parabole de l’yvraie, en S. Matt. chap. XXIII. celui qui seme le bon grain, c’est le Fils de l’homme ; le champ, c’est le monde ; la bonne semence, ce sont les enfans du royaume ; l’yvraie, ce sont les méchans ; l’ennemi qui l’a semée, est le diable ; la moisson est la consommation des siecles ; les moissonneurs sont les anges ; & S. Paul, en parlant de la pierre d’où coulerent des sources d’eau pour desaltérer les Israélites dans le desert, dit dans la premiere épître aux Corinthiens, chap. X. vers. 4. or la pierre étoit le Christ. Toutes ces expressions, ajoûtent-ils, sont évidemment métaphoriques : donc, &c.

On leur replique avec fondement, que la disparité est des plus sensibles, & elle se tire de la nature des circonstances, de la disposition des esprits, & des regles du langage établies & reçûes parmi tous les hommes sensés. Pharaon & Nabuchodonosor demandoient l’explication d’un songe : le premier demandoit à Joseph ce que signifioient ces sept vaches grasses & ces sept épis pleins qu’il avoit vûs pendant son sommeil ; il ne pouvoit donc prendre que dans un sens de signification & de figure la réponse de Joseph. Il en est de même de Nabuchodonosor, par rapport à Daniel ; ce monarque auroit perdu le sens commun, s’il eût imaginé qu’il étoit réellement la tête d’or de la statue qu’il avoit vûe en songe : mais il comprit d’abord que cette tête pouvoit bien être une figure de sa propre personne & de son empire ; comme les autres portions de la même statue, composées les unes d’argent, les autres d’airain, celles-ci de fer, celles là d’argile, étoient des symboles de différens autres princes & de leurs monarchies. Jesus-Christ proposoit & expliquoit une parabole dont le corps étoit allégorique, & qui renfermoit nécessairement un sens d’application. Personne ne pouvoit s’y méprendre, enfin S. Paul developpoit aux fideles une figure de l’ancien Testament. Les esprits étoient suffisamment disposés à ne pas prendre le signe pour la chose signifiée : mais il n’en est pas ainsi de ces paroles que Jesus-Christ adressa à ses apôtres, ceci est mon corps, ceci est mon sang. Le pain & le vin ne sont pas signes naturels du corps & du sang ; & si Jesus-Christ en eut fait alors des signes d’institution ou de convention, les regles ordinaires du langage & du bon sens ne lui eussent pas permis de substituer à l’autre un de ces termes qui n’auroient eu qu’un rapport arbitraire ou d’institution ; par exemple, on ne dit pas que du lierre soit du vin, parce qu’il devient signe de vin à vendre, par la convention & l’institution des hommes ; on ne dit point qu’une branche d’olivier est la paix, parce que, en conséquence des idées convenues, elle est le signe de la paix. Les apôtres n’étoient nullement prévenus ; J. C. n’avoit préparé leurs esprits par aucune exposition ou convention préliminaire : ils devoient donc nécessairement entendre ses paroles dans le sens auquel il les prononçoit ; c’est-à-dire dans le sens propre & littéral. Ces raisons qui sont simples & à la portée de tout le monde, n’ont pas paru telles à un écrivain, qui, après avoir vécû long-tems parmi les Catholiques, & pensé comme eux, s’est