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des parties de l’espace infini, dans lequel les substances bornées existent. Ensuite ces mêmes philosophes font sentir la difficulté qu’il y auroit pour les corps, de se mouvoir dans le plein absolu, contre lequel ils font trois objections principales : la première prise de l’impossibilité du mouvement dans le plein ; la seconde, de la différente pesanteur des corps ; & la troisième, de la résistance par laquelle les corps qui se meuvent dans le plein, doivent perdre leur mouvement en très-peu de temps : mais l’examen de ces difficultés appartient à d’autres articles (Voyez Plein, Vuide). Le reste des défenses & attaques dont se servent ceux qui maintiennent l’espace absolu, se trouve exposé dans le passage suivant ; il est tiré de la cinquième réplique de M. Clarke à M. Leibnitz ; le savant Anglois paroît y avoir fait ses derniers efforts sous ses étendards. « Voici, dit M. Clarke, voici ce me semble la principale raison de la confusion & des contradictions que l’on trouve dans ce que la plûpart des philosophes ont avancé sur la nature de l’espace. Les hommes sont naturellement portés, faute d’attention, à négliger une distinction très-nécessaire, & sans laquelle on ne peut raisonner clairement ; je veux dire qu’ils n’ont pas soin de distinguer, quoiqu’ils le dûssent toujours faire, entre les termes abstraits et concrets, comme sont l’immensité et l’immense. Ils négligent aussi de faire une distinction entre les idées & les choses, comme sont l’idée de l’immensité que nous avons dans notre esprit, & l’immensité réelle qui existe actuellement hors de nous. Je crois que toutes les notions qu’on a eues touchant la nature de l’espace, ou que l’on peut s’en former, se réduisent à celle-ci : l’espace est un pur néant, ou il n’est qu’une simple idée, ou une simple relation d’une chose à une autre, ou bien il est la matière de quelqu’autre substance, ou la propriété d’une substance.

» Il est évident que l’espace n’est pas un pur néant ; car le néant n’a ni quantité, ni dimensions, ni aucune propriété. Ce principe est le premier fondement de toute sorte de science, & il faut voir la différence qu’il y a entre ce qui existe et ce qui n’existe pas.

» Il est aussi évident que l’espace n’est pas une pure idée ; car il n’est pas possible de se former une idée de l’espace qui aille au-delà du fini, & cependant la raison nous enseigne que c’est une contradiction que l’espace lui-même ne soit pas actuellement infini.

» Il n’est pas moins certain que l’espace n’est pas une simple relation d’une chose à une autre, qui résulte de leur situation ou de l’ordre qu’elles ont entre elles, puisque l’espace est une quantité, ce qu’on ne peut pas dire des relations, telles que la situation & l’ordre. J’ajoûte que si le monde matériel est ou peut être borné, il faut nécessairement qu’il y ait un espace actuel ou possible au-delà de l’univers.

» Il est aussi très-évident que l’espace n’est aucune sorte de substance, puisque l’espace infini est l’immensité & non pas l’immense ; au lieu qu’une substance infinie est l’immense et non pas l’immensité ; comme la durée n’est pas une substance, parce qu’une durée infinie est l’éternité & non un être éternel ; mais une substance dont la durée est infinie, est un être éternel & non pas l’éternité.

» Il s’ensuit donc nécessairement de ce qu’on vient de dire, que l’espace est une propriété de la même

maniere que la durée. L’immensité est une propriété de l’être immense, comme l’éternité de l’être éternel.

» Dieu n’existe point dans l’espace ni dans le tems, mais son existence est la cause de l’espace & du tems..... qui sont des suites nécessaires de son existence, & non des êtres distincts de lui dans lesquels il existe. » Voyez Tems, Eternité.

L’espace, disent au contraire les Leibnitiens, est quelque chose de purement relatif, comme le tems : c’est un ordre de co-existens, comme le tems est un ordre de successions ; car si l’espace étoit une propriété ou un attribut, il devroit être la propriété de quelque substance. Mais l’espace vuide borné que l’on suppose entre deux corps, de quelle substance sera-t-il la propriété ou l’affection ? dira-t-on que l’espace infini est l’immensité ? alors l’espace fini sera l’opposé de l’immensité, c’est-à-dire la mensurabilité ou l’étendue bornée ; or l’étendue doit être l’affection d’un étendu ; mais si cet espace est vuide, il sera un attribut sans sujet. C’est pourquoi en faisant de l’espace une propriété, on tombe dans le sentiment qui en fait un ordre de choses, & non pas quelque chose d’absolu. Si l’espace est une réalité absolue, bien loin d’être une propriété opposée à la substance, il sera plus subsistant que les substances. Dieu ne le saurait détruire, ni même changer en rien. Il est non-seulement immense dans le tout, mais encore immuable & éternel en chaque partie. Il y aura une infinité de choses éternelles hors de Dieu. Suivant cette hypothèse, tous les attributs de Dieu conviennent à l’espace ; car cet espace, s’il étoit possible, seroit réellement infini, immuable, incréé, nécessaire, incorporel, présent par-tout. C’est en partant de cette supposition, que Raphson a voulu démontrer géométriquement que l’espace est un attribut de Dieu, & qu’il exprime son essence infinie et illimitée.

De toutes les démonstrations contre la réalité de l’espace, celle que l’on fait valoir le plus est celle-ci : si l’espace étoit un être absolu, il y auroit quelque chose dont il seroit impossible qu’il y eût une raison suffisante. Ecoutons M. Leibnitz lui-même dans son troisieme écrit contre M. Clarke : « L’espace est quelque chose d’absolument uniforme, & sans les choses qui y sont placées, un point de l’espace ne differe absolument en rien d’un autre point de l’espace. Or il suit de cela (supposé que l’espace soit quelqu’autre chose en lui-même que l’ordre des corps entr’eux) qu’il est impossible qu’il y ait une raison pourquoi Dieu, gardant les mêmes situations des corps entr’eux, ait place les corps dans l’espace ainsi & non pas autrement, & pourquoi tout n’a pas été pris à rebours, par exemple, par un échange de l’orient et de l’occident. Mais si l’espace n’est autre chose que cet ordre ou rapport, & n’est rien du tout sans les corps que la possibilité d’en mettre ; ces deux états, l’un tel qu’il est, l’autre pris à rebours, ne différeroient point entr’eux. Leur différence ne se trouve donc que dans la supposition chimérique de la réalité de l’espace en lui-même ; mais dans la vérité, l’un seroit précisément la même chose que l’autre, comme ils sont absolument indiscernables, &c. ».

M. Clarke répondit à ce raisonnement, que la simple volonté de Dieu étoit la raison suffisante de la place de l’univers dans l’espace, & qu’il n’y en avoit point d’autre. On sent bien que les Leibnitiens ne se payerent pas de cette raison, ce qui au fond ne prouve rien contr’elle.

Voici, selon les Leibnitiens, comment nous venons à nous former l’idée de l’espace ; cet examen peut servir, selon eux, à découvrir la source des illusions que l’on s’est faites sur la nature de l’espace.

Nous sentons que lorsque nous considérons deux