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L’envie est particulierement la ruine des républiques. Tandis que les Achéens ne porterent point d’envie à celui qui étoit le premier en mérite, & qu’ils lui obéirent, non-seulement ils se maintinrent libres au milieu de tant de grandes villes, de tant de grandes puissances, & de tant de tyrans, mais de plus par cette sage conduite ils affranchirent & sauverent la plûpart des villes greques.

Quoi qu’il en soit des effets de l’envie contre les gens vertueux dans toutes sortes de gouvernemens, Pindare dit avec raison que pour l’appaiser il ne faut pas abandonner la vertu ; ce seroit acheter trop cher la paix avec cette passion lâche & maligne, d’autant plus qu’elle illustre son objet, lorsqu’elle travaille à l’obscurcir : car à mesure qu’elle s’acharne sur le mérite supérieur qui la blesse, elle rehausse l’éclat de l’hommage involontaire qu’elle lui rend, & manifeste davantage la bassesse de l’ame qu’elle domine. C’est ce qui faisoit dire à Thémistocle qu’il n’envioit point le sort de qui ne fait point d’envieux ; & à Cicéron, qu’il avoit toûjours été dans ce sentiment, que l’envie acquise par la vertu, étoit de la gloire. Article de M. le Chevalier de Jaucourt.

Envie, (Medec.) φθόνος. Cette affection de l’ame, qui consiste dans une maligne tristesse que l’on ressent en considérant les avantages d’autrui, soit par rapport aux qualités de l’esprit, soit par rapport à la fortune, cette basse & vile passion, qui rend l’humeur chagrine, & n’occupe que de choses qui paroissent très-desagréables & très-fâcheuses, relativement à son objet, peut être tellement excessive, qu’elle constitue une sorte de délire mélancolique, & qu’elle peut produire les mêmes effets que cette maladie, & sur-tout la maigreur, l’atrophie ; parce que les envieux sont rêveurs, éprouvent des ennuis mortels, des agitations continuelles, des insomnies ; perdent l’appétit, & tombent dans un état de langueur qui est le plus souvent accompagné de fievre lente, &c. C’est ce que donne à entendre fort judicieusement la description que font les poëtes de l’envie. Entr’autres traits qui la caractérisent, selon eux, c’est un serpent qui lui ronge le sein. Ils donnent à entendre par-là que si elle fait du mal, elle n’en ressent pas moins, & qu’elle porte renfermé en elle-même le supplice de sa méchanceté.

Lorsque l’envie est poussée à ce degré qui la rend si nuisible à l’économie animale, qu’elle peut être regardée comme une vraie maladie, il faut la traiter comme l’affection hypocondriaque. Les bains domestiques, les eaux minérales, le laitage, les anodyns, peuvent produire de bons effets ; mais à ces remedes physiques il convient de joindre les remedes moraux, que la philosophie & la religion fournissent, pour tâcher de guérir l’esprit en même tems que l’on travaille à changer la disposition du corps : sans ceux-ci, ceux là sont ordinairement inefficaces. Voyez Mélancolie, Manie, & autres affections spirituelles.

Envie, en sous-entendant déréglée, est aussi le nom que l’on donne communément à la dépravation du sentiment, qui porte naturellement l’homme à manger, à user des choses qui doivent servir à sa nourriture. Cette dépravation consiste dans un desir immodéré de prendre des alimens solides ou fluides d’une espece particuliere, de bonne ou de mauvaise qualité, qui ne sont pas d’usage ou de saison, préférablement à tous autres ; ou d’employer comme alimens, des matieres absurdes, nuisibles par elles mêmes, par la disposition des personnes qui en usent. Cet appétit dépravé a reçû indistinctement de quelques auteurs, tels que Riviere, le nom de pica, & celui de malacia.

Les affections désignées par ces différens termes, ne different, selon eux, que par l’intensité & la du-

rée. D’autres sont d’avis avec Sennert, qu’il convient

de distinguer deux especes de dépravations de l’appétit ; d’appeller pica celle qui excite ceux qui en sont affectés, tant hommes que femmes, à manger des choses d’une nature absolument différente, & contraire même à celle des alimens, comme de la craie, des charbons, des excrémens, &c. & de donner le nom de malacia à celle qui affecte plus particulierement les femmes grosses, & ne leur fait souhaiter de manger que des choses ordinaires & de bonne qualité ; mais avec une ardeur & une impatience à se les procurer, qui tiennent de la passion, & qui sont quelquefois si démesurées, que celles qui éprouvent ces sentimens, tombent dans la langueur & dans l’abattement de corps & d’esprit, qui dégénere en une vraie mélancolie ; ou qu’elles sont agitées par ce violent desir, au point de faire une fausse couche si elles ne sont pas satisfaites.

La dépravation d’appétit de la premiere espece, est commune parmi les filles & les femmes ; les enfans des deux sexes y sont fort sujets : les hommes en sont très-rarement affectés. Il ne conste presque par aucun exemple que les vieillards ayent éprouvé cette sorte d’indisposition. On ne voit guere que les femmes grosses qui ayent des envies passionnées pour certains alimens plûtôt que pour d’autres, ce qui leur arrive ordinairement pendant les premiers mois de la grossesse ; mais elles ne sont pas moins sujetes au vice d’appétit de la premiere espece, pour lequel elles ont une disposition qui leur est commune avec toutes les personnes de leur sexe.

Le sentiment naturel qui nous porte à prendre la nourriture convenable pour corriger le vice que contractent nos humeurs, lorsqu’elles ne sont pas renouvellées, & pour réparer les pertes qui se font par l’action de la vie, tant des parties solides que des parties fluides de notre corps ; ce sentiment qui sert le plus à exciter nos sens pour la conservation de notre individu, nous fait avoir naturellement en horreur tout ce qui est connu de nature à pouvoir nuire à l’économie animale, étant pris en forme d’alimens ; & il nous fait aussi répugner à manger des choses qui ne sont pas d’usage, dans la crainte qu’elles ne soient pas salutaires : ainsi le sentiment contraire, qui porte à faire usage des choses absurdes, de mauvaise qualité, ou de celles que l’on n’employe pas ordinairement pour se nourrir, ne peut pas être produit par une disposition naturelle des organes, dont la fonction est d’exciter à manger. On ne peut pas même attribuer la cause prochaine de la dépravation de l’appétit, au vice des humeurs salivaires, stomacales, & autres de telle ou de telle nature, parce qu’il est certain que ce vice supposé, de quelque nature qu’il puisse être, ne peut suffire pour déterminer par lui-même cette dépravation, telle que l’observation l’a fait connoître, sans qu’il s’y joigne une autre condition essentielle pour l’établir.

Lorsqu’il s’est passé un certain tems depuis que l’on a pris de la nourriture, on se sent porté à en prendre de nouveau. L’homme le plus appliqué à l’étude, occupé des plus profondes méditations, peut à la vérité s’abstenir de manger pendant un tems considérable ; mais il éprouve enfin, même contre son gré, & quelque résolution qu’il ait formée de prolonger encore l’abstinence, l’aiguillon de la faim qui le presse, l’inquiete, l’importune par quelque cause que ce soit, jusqu’à ce qu’il ait pris des alimens. Le corps, la machine ont des droits dont il n’est pas au pouvoir de la volonté de les frustrer. Voyez Faim.

Cependant, quel que puisse être le vice des organes ou des sucs digestifs, soit dans la bouche, soit dans l’estomac, qui concourent à exciter ce sentiment salutaire, il pourra bien former une cause dé-