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craignent encore plus l’ennui qui suit l’inaction, & ils trouvent dans les mouvemens des affaires & dans l’ivresse des passions, une émotion qui les remue. Les agitations qu’elles excitent, se réveillent encore durant la solitude ; elles empêchent les hommes de se rencontrer tête à tête, pour ainsi dire, avec eux-mêmes, sans être occupés, c’est-à-dire de se trouver dans l’affliction ou dans l’ennui.

Quand dégoûtés de ce qu’on appelle le monde, ils prennent la résolution d’y renoncer, il est rare qu’ils puissent la tenir. Dès qu’ils ont connu l’inaction, dès qu’ils ont comparé ce qu’ils souffroient par l’embarras des affaires & par l’inquiétude des passions avec l’ennui de l’indolence, ils viennent à regretter l’état tumultueux dont ils étoient si las. On les accuse souvent à tort d’avoir fait parade d’une modération feinte, lorsqu’ils ont pris le parti de la retraite, ils étoient alors de bonne-foi : mais comme l’agitation excessive leur a fait souhaiter une pleine tranquillité, un trop grand loisir leur a fait regretter le tems où ils étoient toûjours occupés. Les hommes sont encore plus legers qu’ils ne sont dissimulés ; & souvent ils ne sont coupables que d’inconstance, dans les occasions où on les accuse d’artifice. « Je crois des hommes plus mal-aisément la constance, que toute autre chose, & rien plus aisément & plus communément que l’inconstance », dit Montagne.

En effet l’agitation où les passions nous tiennent, même durant la solitude, est si vive, que tout autre état est un état de langueur auprès de cette agitation. Ainsi nous courons, par instinct, après les objets qui peuvent exciter nos passions, quoique ces objets fassent sur nous des impressions qui nous coûtent souvent des nuits inquietes & des journées pleines d’amertume : mais les hommes en général souffrent encore plus à vivre sans passions que les passions ne les font souffrir.

L’ame trouve pénible, & même souvent impraticable la seconde maniere de s’occuper, qui consiste à méditer & à refléchir, principalement quand ce n’est pas un sentiment actuel ou récent, qui est le sujet des réflexions. Il faut alors que l’ame fasse des efforts continuels pour suivre l’objet de son attention ; & ces efforts rendus souvent infructueux, par la disposition présente des organes du cerveau, n’aboutissent qu’à une contention vaine & stérile, où l’imagination trop allumée ne présente plus distinctement aucun objet ; & une infinité d’idées sans liaisons & sans rapport, s’y succedent tumultueusement l’une à l’autre. Alors l’esprit las d’être tendu, se relâche ; & une rêverie morne & languissante, durant laquelle il ne joüit précisément d’aucun objet, est l’unique fruit des efforts qu’il a faits pour s’occuper lui-même.

Il n’est personne qui n’ait éprouvé l’ennui de cet état, où l’on n’a pas la force de penser à rien ; & la peine de cet autre état où, malgré soi, on pense à trop de choses, sans pouvoir se fixer à son gré sur aucune en particulier. Peu de personnes mêmes sont assez heureuses pour n’éprouver que rarement un de ces états, & pour être ordinairement à elles-mêmes une bonne compagnie. Un petit nombre peut apprendre cet art, qui, pour me servir de l’expression d’Horace, fait vivre en amitié avec soi-même, quod te tibi reddat amicum.

Il faut, pour en être capable, avoir un certain tempérament qui rend ceux qui l’apportent en naissant très-redevables à la Providence ; il faut encore s’être adonné dès la jeunesse à des études & à des occupations, dont les travaux demandent beaucoup de méditation : il faut que l’esprit ait contracté l’habitude de mettre en ordre ses idées, & de penser sur ce qu’il lit ; car la lecture où l’esprit n’agit point, & qu’il ne soûtient pas en faisant des réflexions sur ce

qu’il lit, devient bien-tôt sujette à l’ennui. Mais à force d’exercer son imagination, on la dompte ; & cette faculté rendue docile, fait ce qu’on lui demande. On acquiert, à force de méditer, l’habitude de transporter à son gré sa pensée d’un objet sur un autre, ou de la fixer sur un certain objet.

Cette conversation avec soi-même met ceux qui la savent faire à l’abri de l’état de langueur & de misere, dont nous venons de parler. Mais, comme on l’a dit, les personnes qu’un sang sans aigreur & des humeurs sans venin ont prédestinées à une vie intérieure si douce, sont bien rares ; la situation de leur esprit est même inconnue au commun des hommes, qui, jugeant de ce que les autres doivent souffrir de la solitude, par ce qu’ils en souffrent eux mêmes, pensent que la solitude est un mal douloureux pour tout le monde.

Puisqu’il est si rare & comme impossible de pouvoir toûjours remplir l’ame par la seule méditation, & que la maniere de l’occuper, qui est celle de sentir, en se livrant aux passions qui nous affectent, est une ressource dangereuse & funeste, cherchons contre l’ennui un remede praticable, à portée de tout le monde, & qui n’entraîne aucun inconvénient, ce sera celui des travaux du corps réunis à la culture de l’esprit, par l’exécution d’un plan bien concerté que chacun peut former & remplir de bonne heure, suivant son rang, sa position, son âge, son sexe, son caractere, & ses talens.

Il est aisé de concevoir comment les travaux du corps, même ceux qui semblent demander la moindre application, occupent l’ame ; & quand on ne concevroit pas ce phénomene, l’expérience apprend qu’il existe. L’on sait également que les occupations de l’esprit produisent alternativement le même effet. Le mêlange de ces deux especes d’occupations, fournissant un objet qu’on remplit avec soin chaque jour, mettra les hommes à couvert des amertumes de l’ennui.

Il faut donc éviter l’inaction & l’oisiveté, tant par remede que pour son propre bonheur. La Bruyere dit très-bien que l’ennui est entré dans le monde par la paresse, qui a tant de part à la recherche que les hommes font des plaisirs de la société, c’est à dire des spectacles, du jeu, de la table, des visites, & de la conversation. Mais celui qui s’est fait un genre de vie, dont le travail est à la fois l’aliment & le soûtien, a assez de soi-même, & n’a pas besoin des plaisirs dont je viens de parler pour chasser l’ennui, parce qu’alors il ne le connoît point. Ainsi le travail de toute espece est le vrai remede à ce mal. Quand même le travail n’auroit point d’autre avantage ; quand il ne seroit pas le fonds qui manque le moins, comme dit la Fontaine, il porteroit avec lui sa récompense dans tous les états de la vie, autant chez le plus puissant monarque, que chez le plus pauvre laboureur.

Qu’on ne s’imagine point que la puissance, la grandeur, la faveur, le crédit, le rang, les richesses, ni toutes ces choses jointes ensemble, puissent nous préserver de l’ennui ; on s’abuseroit grossierement. Pour convaincre tout le monde de cette vérité, sans nous attacher à la prouver par des réflexions philosophiques qui nous meneroient trop loin, il nous suffira de parler d’après les faits, & de transcrire ici, des anecdotes du siecle de Louis XIV. un seul trait d’une des lettres de madame de Maintenon à madame de la Maisonfort : il est trop instructif & trop frappant pour y renvoyer le lecteur.

« Que ne puis-je, dit madame de Maintenon, vous peindre l’ennui qui dévore les grands, & la peine qu’ils ont à remplir leurs journées ! Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse dans une fortune qu’on auroit eu peine à imaginer ? Je suis ve-